Agissez en vos lieux et pensez avec le monde

Le 9 février dernier, les 30 ans d’Oxfam France ont été l’occasion de mettre le pouvoir citoyen à l’honneur, lors d’une grande journée autour de tables-rondes, boutique solidaire, expositions et animations. Lors d’une conversation d’une heure, animée par Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, Winnie Byanyima, directrice exécutive d’Oxfam International, et Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France, sont revenues sur l’engagement citoyen selon Oxfam.

Agir au plus près des gens

Edwy Plenel: Votre engagement au sein d’Oxfam a, pour toutes les deux, fait suite à un engagement politique. Pourquoi ce choix ?

Winnie Byanyima: Je me vois comme une femme qui est née dans une lutte. Une lutte pour avoir une voix, pour la démocratie, contre la pauvreté, pour les droits des filles et des femmes. J’ai mené cette lutte avec d’autre, dans une guerre de libération et dans un parti politique. Avec Oxfam, j’ai la possibilité de la mener au plus près et avec les gens, partout dans le monde, pour œuvrer à l’égalité et à la justice sociale.

« Cette façon d’agir avec les gens, de peser sur la vie démocratique, me semble aujourd’hui absolument nécessaire. » 

Cécile Duflot: Ce qui me nourrit, c’est la volonté de ne pas laisser le monde tel qu’il est, d’agir, de participer. Pendant un temps, j’ai pensé que la politique me convenait. Je continue d’ailleurs de croire en l’action politique et c’est là toute la force d’Oxfam selon moi : considérer que ni la pauvreté, ni les inégalités, ni les dérèglements climatiques ne sont une fatalité mais peuvent bels et bien être corrigés par l’action politique. Cette façon d’agir avec les gens, de peser sur la vie démocratique, me semble aujourd’hui absolument nécessaire.

Winnie Byanyima : Hier (le 8 février 2019), j’ai eu l’opportunité de rencontré Bruno Lemaire, ministre de l’économie et des finances, avec Cécile. Au cours de la réunion, il m’a demandé si Oxfam était une ONG politique, si elle était opposée au gouvernement. Pour moi, c’était une excellente question. Je lui ai répondu : « Monsieur le ministre, Oxfam est politique, mais nous n’avons pas une politique partisane. Nous voulons un monde sans pauvreté et cela ne passe pas par une politique partisane. Mais la pauvreté n’est pas un phénomène accidentel, elle relève d’une impuissance, d’un manque d’opportunité. Nous souhaitons donc récupérer ce pouvoir. Nous venons à la rencontre des détenteurs du pouvoir politique ou économique, comme vous, pour les défier. »

« Dès sa naissance, Oxfam a défié les décisions politiques. »

L’imbrication des causes rend nécessaire une action globale contre la pauvreté

Edwy Plenel: En plus de toutes ses actions concrètes sur le terrain face à la pauvreté, Oxfam est un mouvement citoyen mondial qui traite de nombreux enjeux à la fois. Pour être réaliste, efficace, est-il nécessaire aujourd’hui d’assumer cette imbrication des questions ?

Cécile Duflot: Un chiffre, produit par Oxfam, est très marquant pour illustrer cette question : les 50% les plus pauvres de la planète émettent 10% des émissions de gaz à effet de serre. A l’inverse, 50% des émissions de gaz à effet de serre sont émises par les 10% les plus riches. Nous retrouvons donc des inégalités extrêmes dans la responsabilité et dans les conséquences du changement climatique. Cela montre que si l’on essaie de prioriser un axe, si l’on essaie de s’attaquer à la pauvreté en pensant par exemple que l’écologie est secondaire, on se trompe.

De même, alors que depuis 15 ans nous observions une régression de la faim dans le monde, en particulier au Sahel, elle progresse de nouveau depuis 3 ans, notamment du fait du changement climatique. Si vous considérez qu’il faut lutter prioritairement contre la faim, sans lutter contre le changement climatique, vous passez à côté de la cause principale.

Nous pouvons nous attaquer à cet ensemble de causes profondes car nous jouissons d’une très grande indépendance, grâce au soutien de toutes celles et ceux qui partagent nos combats. Cette indépendance nous permet d’être tenaces !

« Agir ici sur les racines des problèmes, face à un modèle de développement qui concentre les richesses entre les mains de quelques-uns et préempte les ressources naturelles. »

Winnie Byaniyma : En 1942, des professeurs d’université ont fondé le premier comité, à Oxford. Le premier ministre britannique, Winston Churchill, avait mis en place un blocus contre la Grèce et la Belgique. Son objectif était de pousser les populations à bout, de les affamer jusqu’à ce qu’elles se soulèvent contre Hitler. Oxfam est née sur cette conviction profonde que les populations civiles ne peuvent pas être utilisée dans une guerre et en être les victimes. Oxfam est née sur cette volonté de sauver des vies. En aidant directement, comme en 1942, mais aussi en faisant campagne. Dès sa naissance, Oxfam a défié les décisions politiques.

Nous revendiquons le fait que chaque personne ait le droit de vivre libérée de la pauvreté et doit pouvoir revendiquer ce droit. Nous utilisons notre voix, nous mettons en place des campagnes, pour combattre les inégalités, car elles piègent les personnes dans la pauvreté.

« Les fortunes des millionnaires sont construites sur de telles conditions de travail. Cela, ils doivent l’entendre. »

Cécile Duflot : L’histoire d’Oxfam France commence quant à elle il y a 30 ans, par un collectif de personnes qui publient un manifeste pour un monde solidaire. En 1989, pour fêter le bicentenaire de la Révolution française, François Mitterrand organise un G8, ce qui fait naturellement énormément débat. Oxfam France, qui s’appelle à l’époque Agir ici pour un monde solidaire, organise un contre-G8, le Sommet des 7 pays parmi les plus pauvres de la planète. L’esprit des révolutionnaires, c’était la liberté, mais c’était aussi l’égalité. Cette vision est dans l’ADN de l’association en France dès son origine et dans celui de toute la confédération Oxfam : agir ici sur les racines des problèmes, face à un modèle de développement qui concentre les richesses entre les mains de quelques-uns et préempte les ressources naturelles.

Faire entendre la réalité : l’extrême richesse est construite sur l’oppression des plus pauvres

« Nous amenons devant eux la réalité qu’ils ne connaissent pas. »

Edwy Plenel : Si tout est lié, comment faire pour échapper au sentiment d’impuissance ? Comment échapper à une vision qui parfois nous saisit, à savoir que ce serait perdu d’avance, face à l’ampleur de la tâche et aux puissances en face ?

Winnie.B : Je me rends au Forum économique de Davos pour Oxfam. C’est une plateforme vraiment importante pour nous. Nous allons à Davos avec nos analyses qui exposent les raisons pour lesquelles les inégalités prospèrent. Nous mettons en lumière le rôle joué par les gouvernements, qui abaissent les taxes sur les plus fortunés, ce qui ne permet pas de financer les services publics, les infrastructures, les logements, tout ce qui peut participer au bien-être de l’ensemble de la population. Nous montrons qu’une grande partie de l’argent est dirigé vers les paradis fiscaux, sortant ainsi de l’économie. Tout cela, nous le racontons à l’aide de chiffres, mais aussi d’histoires concrètes. Nous amenons devant eux la réalité qu’ils ne connaissent pas.

« Le rôle d’Oxfam est de porter la voix des personnes exploitées pour s’assurer qu’elle soit audible jusqu’aux responsables. » 

Je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée l’année dernière. Le premier ministre du Canada m’a invité au G7, qu’il présidait, pour représenter Oxfam et intervenir sur la question des droits des femmes dans l’économie mondiale. Je devais prendre la parole sur ce sujet devant les sept présidents du G7. Dans le discours que j’ai préparé, je racontais l’histoire d’une américaine avec qui nous travaillons pour l’aider à défendre ses droits. Elle travaille dans l’industrie avicole aux Etats-Unis et est obligée de porter des couches au travail, car elle n’a pas de pauses pour aller aux toilettes. Les autres membres du conseil m’ont demandé de retirer cette histoire, car elle était trop forte, trop dérangeante. Pourtant, il est simplement question des conditions de travail réelles dans l’industrie avicole américaine. Les fortunes des millionnaires sont construites sur de telles conditions de travail. Cela, ils doivent l’entendre.

Le rôle d’Oxfam est de porter la voix des personnes exploitées pour s’assurer qu’elle soit audible jusqu’aux responsables. Notre rôle est de faire comprendre que l’extrême richesse est construite et repose sur l’oppression des plus pauvres, et en particulier des femmes. Nous n’arrêterons jamais de le faire. Cette histoire, je n’ai pas pu la raconter au Canada. Alors je l’ai raconté à Davos cette année, et aujourd’hui ici.

La mobilisation citoyenne au cœur du rapport de force

Edwy Plenel : Pour échapper à l’impuissance, la solution n’est-elle pas de construire des rapports de force citoyens ?

« Ce rapport de force, il ne faut pas non plus avoir peur de le porter dans les cercles mêmes du pouvoir. »

 

Cécile Duflot: Il y a une phrase que j’ai lu il y a quelques années et qui m’a toujours marqué : « Don’t hope, cope. ». Il ne suffit pas seulement d’espérer, il faut faire face. Si Oxfam revendique le pouvoir citoyen, c’est parce que nous savons que nous nous attaquons à des intérêts puissants. Il ne faut pas avoir peur de ce rapport de force.

Le pari que fait Oxfam, c’est d’avoir confiance dans l’intelligence des citoyennes et des citoyens. Donner à voir la réalité, en pensant qu’une fois qu’elle sera visible, comprise, documentée, il peut y avoir une réaction du public. Par la mobilisation citoyenne, le rapport de force se créé. C’est avec cette logique que l’on aboutit à l’Affaire du siècle.

Ce rapport de force, il ne faut pas non plus avoir peur de le porter dans les cercles mêmes du pouvoir. C’est pour cela qu’Oxfam va toujours à la rencontre de chefs d’entreprises, des ministres.

« Le pari que fait Oxfam, c’est d’avoir confiance dans l’intelligence des citoyennes et des citoyens. » 

 

Lorsqu’avec la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Notre Affaire à tous, nous avons décidé de lancer l’Affaire du siècle, nous nous sommes posé la question d’afficher ou non un objectif d’un million de signatures. Nos expériences précédentes et le caractère quelque peu agressif de la demande – porter plainte contre l’Etat – nous ont poussé à ne pas le faire, persuadés qu’il serait difficile à atteindre. Résultat : un million de signatures en moins de 48h ! Cela a été une claque, y compris pour nous.

Je pense qu’une grande partie de la société et en particulier les jeunes, à raison, sont beaucoup plus radicaux dans leur volonté que l’on agisse maintenant et plus fortement. Lorsque l’on a 15 ans, c’est de sa vie dont il est question lorsque l’on parle des impacts du changement climatique. Nous sommes interpellés par cette jeunesse, via des mouvements tels que Extinction Rebellion ou la grève des lycéens. Pour eux, aller sagement à l’école ne fait plus sens lorsque dans le même temps nous détruisons le monde et leur avenir.

Ce que tout cela nous montre, c’est qu’il faut installer, et de manière urgente, des modes d’actions, constituer des rapports de force, face à des intérêts puissants mais néanmoins vulnérables.

Instaurer une approche féministe du pouvoir au sein même de l’organisation

Edwy Plenel: Nous sommes pour que les ONG soient puissantes, car c’est en effet un pouvoir citoyen important. Mais tout pouvoir appelle à un mode de contrôle, de critique et à de la transparence. Comment répondre à ces enjeux lorsque l’on est une organisation aussi importante qu’Oxfam, dans le but également de ne pas affaiblir son crédit et donc son influence ?

Winnie Byanyima: Le pouvoir que nous avons pour défier les puissants de ce monde, nous devons également être capables de montrer comment nous l’utilisons. Oxfam est en effet une organisation très importante, en termes de taille et d’influence. Nous devons toujours être attentifs à porter en interne et au quotidien les valeurs qui nous guident.

« Instaurer un changement de culture, une approche féministe du pouvoir, est un cheminement long, mais l’objectif est bien de prévenir tout abus quel qu’il soit. » 

 

Oxfam a entamé un travail primordial et de grande ampleur. Il y a un an, nous avons découvert des comportements inadmissibles dans une des 19 organisations de la confédération. C’est ensemble que nous menons cette réflexion, même au sein d’Oxfam France qui n’était pourtant pas partie prenante du problème. C’est un travail général sur la manière dont nous utilisons notre pouvoir. Instaurer un changement de culture, une approche féministe du pouvoir, est un cheminement long, mais l’objectif est bien de prévenir tout abus quel qu’il soit.

« Je me sens personnellement sécurisée de savoir que je suis dans une organisation où la prévention et la réaction face à des comportements qui reposent sur de l’abus de pouvoir ne dépendent pas de ma liberté et de ma capacité individuelle à agir. »

 

Cécile Duflot: Changer la culture d’organisation, c’est faire en sorte que ces abus de pouvoir, notamment d’hommes envers des femmes, ne soient plus possibles. C’est faire en sorte que la lutte contre ces abus ne soit pas de la responsabilité d’une personne mais que ce soit organisé, formalisé. En faisant cela, nous nous assurons que si une personne, même une directrice générale, est désarmée, elle sache vers qui se tourner. Ainsi, l’action est prise en charge de manière collective et ne repose plus sur le courage, la liberté ou au contraire la lâcheté d’une personne. Je me sens personnellement sécurisée de savoir que je suis dans une organisation où la prévention et la réaction face à des comportements qui reposent sur de l’abus de pouvoir ne dépendent pas de ma liberté et de ma capacité individuelle à agir.

Défendre les droits des femmes, un combat indispensable pour abolir la pauvreté

Edwy Plenel: Comment faire pour que les femmes, à travers le monde, soient entendues à tous les niveaux, domestiques notamment, et pas seulement lorsqu’elles sont cheffes ou invitées à la tribune ?

Cécile Duflot: La parole des femmes est importante à tous les niveaux. Dans son travail humanitaire et de développement, Oxfam travaille avec les communautés. Il faut pouvoir discuter avec les femmes.

Concrètement, lorsque l’on doit hiérarchiser les besoins, savoir par exemple si l’on met en place une adduction d’eau, si l’on organise le campement, ou si l’on construit des latrines, pour faire ce choix, nous avons besoin d’échanger avec les communautés. Même la meilleure expertise ne nous apportera pas la réponse.

« Vous ne pouvez pas le savoir si des femmes ne sont pas vos interlocutrices. »

 

Au cours de ces échanges, nous réalisons par exemple que même au milieu de nulle part, et justement parce qu’on est au milieu de nulle part, il est indispensable d’installer rapidement des latrines. Le peu de végétation oblige souvent les femmes à s’éloigner énormément pour faire leurs besoins, et c’est dans ces moments-là qu’elles sont les plus vulnérables. En les écoutant, nous comprenons que les latrines ne répondent pas à une urgence sanitaire mais répondent avant tout à un besoin de protection. Vous ne pouvez pas le savoir si des femmes ne sont pas vos interlocutrices.

Donner la parole, faire émerger les solutions par les personnes directement impactées, est au cœur de la façon d’agir d’Oxfam et c’est sans doute l’une des choses dont je suis, en tant que membre de cette famille, la plus fière.

Le sujet des femmes à la tribune est également décisif. Elles envoient le message aux petites filles d’aujourd’hui que leur futur, c’est aussi de pouvoir être cheffe, de pouvoir prendre la parole au plus haut niveau.

« Donner la parole, faire émerger les solutions par les personnes directement impactées, est au cœur de la façon d’agir d’Oxfam. »

 

Winnie Byanyima: Il y a de nombreuses années, lorsque j’étais candidate au parlement en Ouganda, je suis allé à la rencontre de nombreuses femmes. A chacune de ces rencontres, je recevais le même type de témoignage :

« – Que faites-vous au quotidien ?
– Je ne fais rien.
– Rien ? A quelle heure vous levez-vous le matin ?
– Je me réveille à 5h du matin.
– Pour faire quoi ?
– Je travaille au champ.
– Et après ?
– Je reviens à la maison à 7h du matin. J’amène les enfants à l’école. Je retourne ensuite au champ, toute la journée. Je m’endors à minuit. »

« Leur travail était considéré comme n’étant rien, elles-mêmes n’étaient considérées comme n’étant personne, alors même qu’elles s’endormaient les dernières, se levaient les premières, mangeaient le moins. »

 

Voilà ce que les femmes que je rencontrais me racontaient. Mais quand je leur demandais ce qu’elles faisaient, elles me répondaient : « je ne fais rien. ». Que l’on ne prenne pas en compte ce travail m’a rendue furieuse. Il était considéré comme n’étant rien, elles-mêmes n’étaient considérées comme n’étant personne, alors même qu’elles s’endormaient les dernières, se levaient les premières, mangeaient le moins. Progressivement, cela m’a fait prendre conscience de l’importance de défendre les droits des femmes.

Mon engagement au sein d’Oxfam poursuit cette vision : arrêter le cercle vicieux de ce travail oublié, de cette oppression psychologique et physique qui est à l’œuvre à travers le monde. Avec Oxfam, dans plus de 40 pays, il y a des jeunes qui partent en campagne pour les droits des femmes.

« Mon engagement au sein d’Oxfam poursuit cette vision : arrêter le cercle vicieux de ce travail oublié, de cette oppression psychologique et physique qui est à l’œuvre à travers le monde. »

Edwy Plenel: Pour conclure, je reprendrais une phrase que j’ai déjà citée. Elle est d’Edouard Glissant, un grand poète et philosophe : « Agis en ton lieu et pense avec le monde. » Vous agissez en vos lieux et pensez avec le monde. Merci et bon anniversaire Oxfam !

Envie d’en savoir plus sur l’engagement citoyen avec Oxfam ?