On n’a pas de droit de nous dire qu’on mangera quand on sera compétitif !

Au cours de la réunion plénière du Comité pour la sécurité alimentaire, à Rome du 17 au 21 octobre, Ibrahim Coulibaly, agriculteur, syndicaliste paysan et fondateur de la Coordination Nationale des Organisations Paysannes du Mali (CNOP) a fait un discours puissant sur la volatilité des prix alimentaires, les défis auxquels doit faire face l’agriculture paysanne et l’inefficacité du système en place.

« Il y a près de quarante ans quand j’étais tout petit on ne parlait pas de volatilité. Je me rappelle encore que notre gouvernement donnait des charrues, des bœufs de labour, de l’engrais à crédit à nos parents. A l’époque il y avait un service public, l’OPAM, qui achetait les produits alimentaires avec les familles paysannes à des prix connus d’avance. Il y a environ trente ans j’étais au collège on nous a dit que c’était mieux de produire pour les marchés extérieurs et nous avons commencé à entendre dans le discours de nos hommes politiques un terme : « détérioration des termes de l’échange ». Une véritable complainte à l’époque mais qui n’a eu d’écho nulle part. De quoi s’agissait-il ? En vérité les prix des produits agricoles d’exportation s’effondraient sur le marché international. Les gouvernements d’alors avaient certes commis l’erreur fatale de pousser les paysans à produire plus de produits d’exportation mais quand cela a mal tourné, seuls les paysans en ont payé le lourd tribu. L’effondrement de nos économies et l’endettement public dans les années 1980 a amené la Banque mondiale et le FMI à mettre nos pays sous ajustement structurel. _ On nous a dit alors que l’Etat était inefficace et que nous devions donner plus de place au privé. En même temps nos Etats étaient obligés de s’endetter encore plus pour rétablir les équilibres macro-économiques. _ On nous a dit qu’il fallait couper tout soutien à l’agriculture paysanne qualifiée de non-performante. Une véritable campagne de démolition contre cette agriculture a alors été engagée par la Banque mondiale et ses alliés. _ On nous a dit de produire encore plus de produits de rentes pour l’exportation, comme le coton, le café ou encore l’arachide à des prix très bas, fixés à l’extérieur. Avec ces devises, on nous a dit d’acheter du riz d’Asie ou de la farine et du lait en poudre d’Europe, qui aujourd’hui sont devenus si volatils. _ La descente aux enfers avait commencé pour les familles paysannes et pour nos Etats surendettés et incapables de payer. Puis on nous a dit de devenir compétitifs, selon les critères des institutions financières internationales, que nos Etats n’étaient plus autorisés à nous protéger. Tous nos tarifs douaniers ont été démantelés et nos marchés ont été libéralisés, des produits alimentaires venus d’ailleurs ont commencé à se déverser à bas prix sur nos marchés, nous rendant encore plus vulnérables à la volatilité des prix. Les habitudes alimentaires ont changé dans les villes ; les productions vivrières des familles paysannes ne pouvaient plus se vendre. Ce phénomène a été aggravé en Afrique de l’Ouest par l’avènement de l’UEMOA (Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest) et son Tarif extérieur commun connu pour être le tarif douanier le plus faible dans le monde. Mais aucune de ces « solutions », qui nous ont été imposées, ne nous ont sortis de la pauvreté. Pire encore, nous sommes devenus encore plus vulnérables. C’est dans un tel contexte que l’on demande à l’agriculture familiale d’être performante. Aujourd’hui, nous devons donc subir de nouveaux enjeux qui nous tombent du ciel : le changement climatique, la spéculation financière, les marchés internationaux imprévisibles, de nouvelles politiques de pays développés qui nous accaparent nos terres pour faire des carburants. Mais par rapport à cela on ne nous dit plus rien. Pourtant ceci est au cœur de la volatilité dont on parle maintenant _ Plutôt que de répondre aux causes de notre pauvreté et de la volatilité des prix, on a vu de véritables catalogues de projets et programmes financés au nom du secteur rural. Des milliards de dollars sont mobilisés chaque année, mais la réalité est que plus de la moitié des familles paysannes dans la plupart de nos pays ne peuvent pas accéder à 1000 dollars pour se payer une charrue, une paire de bœufs, une charrette, un âne. Le haut panel d’experts devrait être mandaté pour faire une étude sur l’efficacité de l’argent qui est mobilisé au nom des pauvres. (Quand plusieurs centaines de millions de dollars sont mobilisés, combien arrivent dans les champs des pauvres, aux femmes dont on parle tant ?) _ Vous seriez étonnés des résultats d’une telle étude. Ou peut-être pas du tout, parce que depuis le temps qu’on mobilise tous ces millions en notre nom, nous serions tous riches déjà ! _ Malgré tout cela, sans aide d’aucune forme, sans aucune protection et avec tous les puissants du monde contre elle, l’agriculture paysanne n’a pas disparu. Malheureusement, il a fallu la crise actuelle pour que nos gouvernements reprennent conscience de la nécessité de la sécurité alimentaire basée sur la production alimentaire au niveau national. Cependant les solutions durables se font attendre. Pour solutionner ce problème de volatilité de prix nous, paysans, avec l’appui des autres acteurs de la société civile, pensons qu’il est nécessaire de : – Donner la priorité à nos marchés locaux, à l’intégration régionale, plutôt que de laisser nos prix être dictés par ces marchés internationaux lointains et imprévisibles. C’est la seule solution pour que nous, paysans, puissions nous nourrir ainsi que nos communautés et nos villes. – Il faut arrêter toutes les formes de compétition entre des agricultures et des modes de productions ayant de très grands écart de productivité (la houe, contre le tracteur plus la subvention, cela passe difficilement). On n’a pas de droit de nous dire qu’on mangera quand on sera compétitif ! – Il faut arrêter ces politiques qui viennent déstabiliser nos agricultures paysannes. Quand il y a surproduction, nous subissons le dumping, quand il y a pénurie, nous subissons les restrictions d’es exportation pour l’alimentation, qu’on nous a dit de ne plus produire – Il faut que nos gouvernements aient l’ambition de politiques qui nous sortent de la pauvreté et de la misère , qu’ils protègent nos agricultures paysannes des marchés volatils et nous soutiennent pour que nous puissions investir pour nourrir nos populations. – On sait comment il faut faire, des instruments existent pour stabiliser les prix : des tarifs douaniers adaptés, des stocks stratégiques à différents niveaux, gérer l’offre et la demande, réguler contre les spéculateurs… Au nom de quel droit l’OMC nous interdit de le faire ? – Permettre aux paysans, aux femmes, aux groupes vulnérables en milieu rural, d’accéder réellement aux fonds mobilisés en leur nom pour acheter du matériel agricole, des fertilisants, des semences, de créer de la valeur sur leurs produits, afin qu’ils puissent commencer à vivre dignement de leur travail. Pour finir je voudrai inciter chacun d’entre nous à méditer quand nous allons nous asseoir devant nos plats de victuailles ce midi, à penser que des êtres humains sont en train de mourir de faim ou de malnutrition, en ce moment même, parce que des réunions coûteuses sont organisées autour de leur sort sans que les actes qui pourraient les sauver ne soient posés. Nous ne pouvons plus attendre. » Discours initialement publié sur le site de la Société civile pour le CSO

Aller plus loin

– Lire le billet de Jean-Cyril Dagorn, responsable de plaidoyer « Justice économique » d’Oxfam France sur la réunion du CSA à Rome : Pourquoi y aller, que s’y passe-t-il, qui y est ? découvrir la campagne CULTIVONS