Une décision historique du Conseil d’Etat pour la justice climatique

Le recours en justice est un levier de l’action citoyenne, notamment en matière de lutte contre les changements climatiques. L’affaire Urgenda, aux Pays-Bas, fait dans ce domaine cas d’école, mais n’est pas la seule. En France, deux procédures judiciaires ont été entamée en 2018 contre l’Etat, pour dénoncer son inaction climatique et le contraindre à prendre des mesures plus ambitieuses pour répondre à l’urgence. Oxfam France a été à l’origine de l’une d’entre elles, l’Affaire du Siècle, avec 3 autres organisations : Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme. La seconde a été entamée quelques semaines avant, par la commune de Grande-Synthe et son maire de l’époque, Damien Carême. Une première décision du Conseil d’Etat dans l’affaire de Grande-Synthe, survenue le 19 novembre dernier, marque un tournant en matière de justice climatique. Nous en décryptons les raisons.

Grande-Synthe versus l’Etat français : qu’est-ce que c’est ?

Grande-Synthe est une commune du Nord de la France. Située sur le littoral, elle est particulièrement exposée aux changements climatiques et à ses conséquences (événements climatiques plus fréquents et extrêmes, montée des eaux…).
En novembre 2018, quelques semaines avec le lancement de l’Affaire du Siècle, Damien Carême, en tant que maire de Grande-Synthe et citoyen, saisi la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’Etat, pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement et dépose un recours pour excès de pouvoir. Ce recours s’appuie notamment sur les obligations découlant de l’Accord de Paris, sur le droit de l’Union européenne, ainsi que sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Il estime sa commune, ainsi que la centrale nucléaire voisine de Gravelines, particulièrement menacées par la montée des eaux, estimée à 1 mètre d’ici 2100 si rien n’est fait. L’objectif ? Que l’Etat se voit contraint de prendre des mesures supplémentaires pour lutter contre les changements climatiques et véritablement respecter les objectifs fixés dans l’Accords de Paris.

Quelles différences entre l’affaire de Grande-Synthe et l’Affaire du Siècle ?

Ces deux actions en justice ont un même objectif : dénoncer l’inaction climatique de l’Etat français face aux obligations qui sont les siennes et tout mettre en œuvre pour obtenir des mesures supplémentaires, permettant de véritablement diminuer les émissions de gaz à effet de serre et protéger la population.
L’Affaire du Siècle a été lancée par 4 ONG, dont Oxfam France (avec Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme). Il s’agit d’un recours en responsabilité, qui est présenté devant le Tribunal administratif de Paris. L’argumentaire de l’Affaire du Siècle fait appel aux même textes que l’action de Grande-Synthe, mais s’appuie aussi sur des lois et textes de droit interne, notamment les lois Grenelle I et II, la LTECV, la SNBC… Elle développe également un argumentaire scientifique et technique rigoureux. Nous démontrons ainsi les carences de l’Etat non seulement en matière de réduction de gaz à effet de serres, mais aussi sur différents leviers sectoriels : transports, bâtiment, agriculture.
En février 2020, les ONG de l’Affaire du siècle ont appuyé le recours climatique porté par la commune de Grande-Synthe. Car ces deux affaires sont complémentaires et plus nous avons de moyens juridiques pour faire reconnaître l’inaction de l’Etat et y remédier, mieux c’est.

Les avocats de l’Affaire du Siècle ont ainsi produit une intervention volontaire dans le recours de Grande-Synthe pour rappeler la réalité scientifique des changements climatiques en France. Nous avons démontré le caractère insuffisant et inefficace des mesures et des trajectoires de la France sur le climat, par rapport aux objectifs qu’elle s’est elle-même fixés. Notre argumentaire semble avoir eu un écho fort auprès du rapporteur public et sur la décision du Conseil d’Etat.

Une première décision du Conseil d’Etat à la portée historique pour la justice climatique

Le jeudi 19 novembre à 9h30, le Conseil d’Etat a rendu une première décision dans l’affaire de Grande-Synthe, dont la portée représente une avancée historique pour la justice climatique.
Pourquoi ? Parce que le Conseil d’Etat considère que les objectifs fixés dans les lois obligent l’Etat à les respecter. En résumé : ce ne sont plus de vaines promesses, de belles ambitions, mais bien des objectifs contraignants. L’Etat se doit donc de prendre toutes les mesures nécessaires pour les atteindre.
Résultat : le Conseil d’Etat a donné 3 mois à l’Etat français pour démontrer que les actions mises en œuvre aujourd’hui permettent bien de tenir l’objectif fixé de diminuer de 40% les émissions de gaz à effet de serre de la France d’ici à 2030, comparé à ses émissions de 1990.
Spoiler alerte : bon courage pour en apporter la preuve !

Dire que l’Etat doit respecter la loi, c’est une vraie révolution ?

Et bien oui ! Jusque-là, les lois programmatiques (les lois qui fixent des objectifs dans X années) relevaient du « droit mou », soit un droit qui ne définit pas d’obligations. Sans obligations, les objectifs fixés dans ces lois relevaient donc de la belle parole et, bien trop souvent, de l’affichage politique.
Ce que dit le Conseil d’Etat dans sa décision dans l’affaire de Grande-Synthe, c’est qu’en matière climatique, ces lois et les objectifs qu’elles fixent deviennent obligatoires. On est là dans le « droit dur ». Fini les belles paroles, retour à la réalité et au sens des responsabilités politiques.

La prise au sérieux de la nécessité d’agir dès maintenant en matière climatique

Le Conseil d’Etat, dans sa décision, déclare : « si la France s’est engagée à réduire ses émissions de 40% d’ici à 2030, elle a, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d’émissions qu’elle s’était fixés et [que] le décret du 21 avril 2020 a reporté l’essentiel des efforts de réduction après 2020». Ce faisant, il reconnait un point essentiel de la lutte contre les changements climatiques : les actions doivent se prendre dès maintenant et attendre 2030 relève de l’irresponsabilité politique. Pour le Conseil d’Etat, l’Etat doit faire la preuve que ses actions actuelles permettent de respecter une trajectoire réaliste de baisse des émissions de gaz à effet de serre, et refuse des projections qui miseraient tout sur les dernières années.
Pour tenir les objectifs fixés pour 2030 et 2050, les choix fait aujourd’hui sont cruciaux.

Prochaine étape : l’Etat doit faire la preuve de son action permettant de réellement diminuer ses émissions de gaz à effet de serre

Dans sa décision, le Conseil d’Etat donne 3 mois à l’Etat pour démontrer que les décisions prises permettent bel et bien de respecter les objectifs fixés dans la loi. Il s’agit donc d’une évaluation des politiques publiques actuelles.
Nous ne resterons bien sûr pas sans rien faire durant ces 3 mois : nos ONG et les avocats de l’Affaire du Siècle vont venir déposer un nouveau mémoire dans l’affaire de Grande-Synthe, pour argumenter de nouveau sur les insuffisances de l’Etat et l’impossibilité de tenir les trajectoires fixées.
Si le Conseil d’Etat déclare, à l’issu de ces 3 mois, que l’Etat peut et doit aller plus loin en matière d’actions climatiques, il a le pouvoir de le contraindre à agir sur des points précis. Le Conseil d’Etat étant la plus haute juridiction administrative en France, ses décisions sont définitives. Elle devrait survenir vers le mois de mars 2021.
Une telle décision bouleverserait aussi la manière de construire les futures politiques sur le climat : le temps des objectifs de façade, pris lors de grands moments de communication politique et jamais respectés ensuite, serait révolu. Tous les objectifs contenus dans les lois programmatiques sur le climat devraient obligatoirement être accompagnés de mesures suffisamment efficaces pour les atteindre, et d’outils de mesure et d’évaluation de l’action menée.

Qu’est-ce que cette décision change pour l’Affaire du Siècle ?

Cette décision du Conseil d’Etat donne tort à l’argument qu’opposait l’Etat à Grande-Synthe et à l’Affaire du Siècle, déclarant que les objectifs fixés dans les lois ne l’engageaient en rien. Il contredit également le fait que les objectifs fixés pour 2030 ne pouvaient être évalués dès 2020, ce que défendait là-encore l’Etat.
Le Tribunal administratif de Paris pourrait s’appuyer sur cette décision mais aura aussi l’opportunité d’aller plus loin et reconnaître par exemple l’obligation générale faite à l’Etat de lutter contre les changements climatiques, ou le sanctionner sur des carences spécifiques (énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc), là où le Conseil d’Etat s’est prononcé uniquement sur les gaz à effet de serre.
Dans tous les cas, toute avancée en matière de justice climatique est une victoire pour l’Affaire du Siècle et va dans le sens de ce que nous défendons collectivement. C’est d’ailleurs pour mettre toutes les chances de notre côté que l’Affaire du Siècle est intervenue en soutien au dossier Grande Synthe, avec un apport scientifique et rigoureux sur les trajectoires et objectifs climatiques.

La trajectoire de la France en matière de diminution des gaz à effet de serre est-elle la bonne ?

Non. Entre 2015 et 2018, le rythme de baisse des émissions de gaz à effet de serre a été quasiment deux fois plus lent que ce que la France aurait dû faire pour être sur la bonne trajectoire, suffisante et efficace, et atteindre l’objectif de 40% de baisse des rejets de gaz à effet de serre en 2030. La France a par ailleurs relevé son budget carbone 2019-2023, une décision contraire aux recommandations du Haut conseil pour le climat dans son rapport annuel 2019, qui “entérine les insuffisances passées, amoindrit les efforts futurs et éloigne la France de son objectif de neutralité carbone en 2050”.
En septembre 2020, la Commission européenne a également souligné les insuffisances de la France pour respecter ses engagements. Selon elle, la France devrait manquer son objectif de baisse des gaz à effet de serre à 2030 de 11 points de pourcentage. Elle appelle la France à en prendre de nouvelles, notamment dans les secteurs du bâtiment et des transports.
C’est également ce que nous démontrions en calculant le « Jour du dérèglement », survenu le 5 mars pour l’année 2020.

Affaire à suivre !

Restez connecté-e-s pour tout savoir sur l’évolution de la justice climatique, la décision du Conseil d’Etat à l’issu de ces 3 mois d’évaluation et les prochaines étapes de l’Affaire du Siècle. Et saluons ensemble cette première étape essentielle, qui pourrait entrainer d’autres victoires et, surtout, des changements concrets et durables permettant de répondre à l’urgence climatique et ses conséquences multiples.