En prévision de la prochaine réunion des ministres européens des finances (ECOFIN) le 6 octobre, Oxfam publie un rapport qui révèle comment la convention fiscale entre l’Ouganda et les Pays-Bas prive l’Ouganda d’une part équitable des futurs revenus pétroliers au profit du géant pétrolier français Total et de la China National Offshore Oil Company (CNOOC).

Alors que l’Union européenne va publier la mise à jour de sa liste de paradis fiscaux, Oxfam rappelle aux États membres de l’UE qu’il existe des paradis fiscaux situés au cœur de l’Europe, comme les Pays-Bas. Oxfam appelle les gouvernements européens et le gouvernement de l’Ouganda à agir pour lutter contre l’évasion fiscale des multinationales. Oxfam adresse plusieurs demandes aux gouvernements des Pays-Bas et de l’Ouganda, ainsi qu’aux sociétés pétrolières.

 

Oxfam a enquêté pendant plusieurs mois sur le mégaprojet mené par le géant français de l’énergie TOTAL avec son partenaire CNOOC qui permettra l’exploitation de 1,4 milliard de barils de pétrole depuis les rives du lac Albert [1]. Suite à leur découverte en 2006, la décision finale d’investissement – qui débloquera tous les engagements finaux des compagnies pétrolières et des gouvernements – devrait être prise avant la fin de l’année.

Dans son rapport « L’argent du pétrole » Oxfam estime que l’Ouganda pourrait perdre jusqu’à 287 millions de dollars pour ce projet en raison des conditions préjudiciables de la convention fiscale bilatérale entre l’Ouganda et les Pays-Bas. Cela représenterait 5,7 % de toutes les recettes publiques potentielles de l’exploitation pétrolière – pour une seule zone d’exploration sur les quatre du projet, et environ 2 % du budget annuel du pays consacré à la santé.

« Ce montant ne représente qu’une fraction de toutes les pertes fiscales potentielles sur ce projet : c’est la partie émergée de l’iceberg et le résultat de montages opérés par un grand nombre d’entreprises investissant en Ouganda. Les sociétés comme TOTAL ont la capacité d’organiser leurs structures de manière à optimiser leur charge fiscale- ce qui a des conséquences dramatiques sur les finances des pays où elles opèrent », explique Caroline Avan, Chargée de plaidoyer à Oxfam France.

En 2019, les Mauritius Leaks ont attiré l’attention sur le rôle joué par la convention entre l’Ouganda et l’Ile Maurice dans la facilitation de l’évasion fiscale [2]. Mais la petite île n’est pas la seule coupable. Le rapport d’Oxfam dénonce également le rôle joué par les Pays-Bas, un pays considéré par de nombreux acteurs dont Oxfam, comme un paradis fiscal [3], et le premier investisseur en Ouganda [4]. Avec plus de 14 000 de sociétés-écrans, le bureau national néerlandais des statistiques a estimé que 80 % de tous les investissements aux Pays-Bas sont immédiatement réorientés vers d’autres pays. Des chercheurs ont estimé que 95% de tous les investissements néerlandais en Ouganda proviendraient en fait d’un pays tiers [5].

L’un des avantages de l’accord entre les Pays-Bas et l’Ouganda est que les dividendes sur les bénéfices réalisés en Ouganda vers une société néerlandaise possédant plus de la moitié des actions ne sont tout simplement pas imposés [6]. Nombreux sont ceux, dont le FMI, qui considèrent que cette convention présente des risques importants pour l’Ouganda et un potentiel évident de détournement. Bien que l’accord soit actuellement en cours de renégociation [7], il n’y a aucune garantie que ce taux sera augmenté.

« La renégociation de la convention est une occasion manifeste pour les Pays-Bas de réduire leur rôle dans les techniques d’évasion fiscale qui privent l’Ouganda de revenus. Toutefois, d’autres réformes juridiques sont nécessaires pour réduire l’impact fiscal négatif des Pays-Bas dans l’ensemble de l’Union européenne et des pays en développement. La prochaine réunion ECOFIN – et les discussions sur la liste noire des paradis fiscaux de l’UE – est une bonne occasion pour les gouvernements européens de commencer à s’appliquer à eux-mêmes les règles qu’ils fixent pour les autres », déclare Henrique Alencar, conseiller en politique fiscale à Oxfam Novib.

L’évasion fiscale prive les États de ressources essentielles pour financer les services publics indispensables à la lutte contre la pauvreté et les inégalités. L’Ouganda a besoin de ces ressources, dans un contexte où ses finances ont déjà souffert de la COVID-19 [8]. Oxfam et d’autres organisations de la société civile en Ouganda ont souligné que le secteur de la santé reste systématiquement sous-financé [9] alors que le pays a l’un des taux de mortalité maternelle les plus élevés au monde [10]. Selon la Banque mondiale, qui avait déjà exprimé son inquiétude face au déficit budgétaire croissant du pays, la crise actuelle pourrait aggraver le taux de pauvreté du pays de 2,7 points (soit 8,2 %).
Il n’y a pas de remède aux problèmes budgétaires de l’Ouganda sans recettes fiscales adéquates et justes.

« Actuellement, un Ougandais sur cinq vit dans une pauvreté extrême avec un accès limité aux services essentiels tels que l’éducation, la santé et l’eau potable. Cette situation a été aggravée par la pandémie de la COVID-19, les mesures prises pour l’endiguer et l’endettement toujours croissant qui s’élève à 13,33 milliards de dollars. Cette situation exige que l’on s’attaque d’urgence aux lacunes des conventions fiscales signées par le gouvernement afin de mobiliser des recettes fiscales suffisantes », déclare Mme Jane Nalunga, directrice exécutive de SEATINI Ouganda, partenaire d’Oxfam en Ouganda [11]. « Si le gouvernement veut tirer des revenus significatifs de ce projet, il ne peut pas laisser cet accord de double imposition préjudiciable lui barrer la route », déclare Joseph Olwenyi, coordinateur du financement du développement à Oxfam Ouganda.

 

Oxfam exhorte les gouvernements de l’Ouganda et des Pays-Bas à finaliser la renégociation et à augmenter le taux de retenue sur les dividendes, ainsi que le gouvernement de l’Ouganda à ratifier la Convention multilatérale de l’OCDE. L’organisation appelle également les compagnies pétrolières qui investissent dans le projet à envisager de transférer leurs parts à une filiale non néerlandaise.

Oxfam appelle également les États membres de l’Union européenne à balayer devant leur porte et à renforcer les critères de la liste noire européenne des paradis fiscaux, à voter en faveur d’un rapport public pays par pays et à faire pression pour un taux minimum d’imposition des sociétés ambitieux et efficace à l’échelle mondiale.

Contacts presse :

Oxfam France – Pauline Leclère, pleclere@oxfamfrance.org
Oxfam Uganda – Winnie Kyamulabu Mukalazi, winnie.kyamulabi.mukalazi@oxfam.org
Oxfam Novib – Jules van Os, jules.van.os@oxfamnovib.nl

Notes aux rédactions :

Lire la réaction de TOTAL sur le rapport d’Oxfam « L’argent du pétrole »

[1] Suite au transfert de l’ensemble des actifs de Tullow Oil – l’un des développeurs du projet initial – en avril 2020 à TOTAL, et en attendant l’approbation finale de la transaction par les autorités ougandaises, TOTAL détiendra 66,67 % des actions du projet tandis que CNOOC en détiendra 33,33 %. L’État ougandais dispose d’un droit de préemption (15%) qu’il n’a pas encore exercé.
[2] Traditionnellement, les pays en développement concluent des conventions avec les pays riches dans le cadre d’efforts plus larges visant à attirer les investissements étrangers et les entreprises multinationales dans leur pays. En raison du manque d’expérience en matière de négociation entre les pays riches et les pays en développement et de la complexité technique du traité, les conventions amènent souvent les pays en développement à renoncer à des droits d’imposition importants et à générer des pertes de revenus inattendues au fil des ans. Les conventions limitent ou empêchent totalement la capacité d’un pays source de prélever des impôts – appelés retenues à la source – sur différentes formes de paiements transfrontaliers, notamment les dividendes, les intérêts, les redevances et les frais techniques. En conséquence, les sociétés multinationales sont en mesure de transférer leurs bénéfices hors des pays en développement qui ne paient que très peu ou pas du tout d’impôts. Le treaty shopping est désormais un problème mondial et désigne la tentative d’une personne qui n’est pas résidente de l’un de ces pays de bénéficier de cette convention afin de réduire effectivement son taux d’imposition.
[3] https://www.oxfam.org/en/research/netherlands-tax-haven
[4] Selon les données du FMI, et à la fin de 2018, les Pays-Bas étaient le 1er pays investisseur en Ouganda en termes de stocks d’IDE : 3,7 milliards de dollars sur un total de 9,3 milliards de dollars.
[5] Hearson, Martin and Kangave, Jalia (2016) A review of Uganda’s tax treaties and
recommendations for action. Working paper, 50. Institute of Development Studies, International
Centre for Tax and Development, London, UK. ISBN 9781781182956
http://eprints.lse.ac.uk/67868/1/Hearson_A_Review_of_Uganda_Tax.pdf
[6] Contre 15 % selon la législation nationale.
[7] Les renégociations ont commencé en septembre 2019. Oxfam et ses partenaires ont rencontré la délégation néerlandaise à Kampala. Voir https://uganda.oxfam.org/latest/blogs/role-strategic-partnerships-fight-against-economic-inequality-through-influencing
[8] Le FMI et la Banque mondiale ont récemment fourni une aide financière à l’Ouganda, pour un total combiné d’environ 650 millions de dollars.
[9] Le secteur n’a reçu que 6,4 % du budget national en 2019/2020, alors que le gouvernement a annoncé un objectif de 15 %.
[10] Le taux de mortalité maternelle est de 375 pour 100 000 naissances vivantes [9]. L’Ouganda se classe 157ème sur 185 pays. Source : Banque mondiale
[11] L’Institut d’information et de négociations commerciales d’Afrique australe et orientale (SEATINI), en Ouganda, mène des recherches sur les politiques et les pratiques qui ont un impact sur les populations. Le SEATINI s’associe à Oxfam et à d’autres organismes pour publier le Fair Tax Monitor. Voir https://seatiniuganda.org/