Alors que les institutions financières privées détiennent aujourd’hui 60% de la dette des pays en développement, le nouveau rapport d’Oxfam France et de la Plateforme française Dette et Développement met en évidence, pour la première fois en France, l’implication des acteurs privés français dans l’endettement des pays en développement, les conséquences néfastes de ce système pour les pays concernés, et le risque qu’il y a de faire face à une nouvelle crise de la dette.

Malgré le choc de la crise sanitaire, de nombreux pays en développement continuent de rembourser chaque mois 2,8 milliards de dollars, en très grande partie aux acteurs financiers privés. On estime que la dette totale des pays en développement (dettes privée, publique, domestique et externe) s’élevait en 2018 à 191 % de leurs PIB combinés. Des sommes qui ont évidemment un impact majeur sur les budgets nationaux de ces pays. Pour les six pays sahéliens francophones, la priorité politique de la France (le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal et le Tchad), le remboursement annuel de leurs dettes est équivalent à 140% des sommes allouées à leurs budgets de santé. Cela affaiblit fortement leur réponse à la crise qu’ils traversent. Les initiatives d’allégement de la dette prises par le G20, qui se sont concentrées jusqu’à présent sur les créanciers publics, ignorant les créanciers privés, sont donc nettement insuffisantes.

« L’extrême pauvreté a augmenté pour la première fois depuis plus de 20 ans en 2020, mais dans le même temps nous laissons les pays les plus pauvres de la planète se priver de milliards de dollars pour enrichir des créanciers privés peu scrupuleux alors qu’ils devraient se servir de ces sommes pour pouvoir répondre à la crise sanitaire, sociale et économique que la planète traverse depuis près de 2 ans. Il est temps de contraindre les créanciers privés à se joindre aux efforts d’allègement de la dette des pays en développement », déclare Louis-Nicolas Jandeaux, spécialiste dette à Oxfam France et membre de la Plateforme Française Dette et Développement (PDD).

Pendant la pandémie, les grandes banques françaises tirent toujours profit de leurs créances sur les pays les plus pauvres mais surtout leurs activités se sont accélérées depuis mars 2020. « Les créances bancaires détenues par des établissements financiers français sur les pays éligibles à l’ISSD ont quadruplé depuis 2010, dans des conditions parfois insoutenables. Au Cameroun, par exemple, la moyenne des taux d’intérêts des obligations souveraines détenues par les investisseurs français atteint les 9,5 %. Un taux qui est extrêmement élevé et qui, sans aucun doute, contribue à perpétuer la crise de la dette actuelle ».

Les mesures adoptées par les pays membres du G20 jusqu’ici sont loin d’être suffisantes. Le simple report des échéances bilatérales touche à sa fin, ce qui va engendrer un poids encore plus important du service de la dette dès le début de l’année 2022. Aucune solution durable n’a donc été actée, or la crise de la dette affectant les pays les plus pauvres n’est pas une crise conjoncturelle mais bien une crise structurelle liée à la solvabilité de ces pays. Il est nécessaire de procéder à des restructurations d’ampleur et des annulations de créances, avec la participation des créanciers privés sans quoi les impacts à long termes sur les populations locales vont s’avérer bien plus catastrophique.

Cette analyse montre surtout l’opacité de la dette détenue par les acteurs privés. Tout est fait pour s’assurer du plus grand secret autour des sommes et des taux d’intérêts appliqué. Louis-Nicolas Jandeaux ajoute par exemple : « Depuis le début de la pandémie, la Société générale et BNP Paribas ont placé sur les marchés financiers près de 2,1 milliards de dollars d’eurobonds de pays éligibles à l’ISSD (Bénin, Cameroun, Sénégal, Ouzbékistan et Côte d’Ivoire) sans jamais rendre public le montant des commissions perçues. »

Note aux rédactions

ISSD : Initiative de Suspension du Service de la Dette – Lancée par le G20 en avril 2020 en réponse à la crise sanitaire et économique, prolongée jusqu’à fin 2021, elle consiste à suspendre les remboursements de dette (capital et intérêts) des pays considérés comme les plus pauvres ou les plus fragiles. L’ISSD est donc une suspension temporaire du service de la dette, mais de la dette due aux seuls créanciers publics bilatéraux. Le G20 a également adopté un cadre de restructuration des dettes des pays en développement l’an dernier sans qu’aucune procédure ne soit allée au bout. La participation des créanciers privés se fait toujours sur une base volontaire. Aucun d’eux n’a montré le moindre intérêt pour ces différentes initiatives depuis le début de la pandémie.

Méthodologie du rapport : La dispersion des titres de créances entre les mains d’un très grand nombre d’investisseurs privés induit une très grande opacité sur l’identité réelle des créanciers, ce qui a par exemple obligé les auteurs de cette étude à recourir à des fournisseurs d’informations financières privés et à des bases de données payantes (Refinitiv eMAXX). L’extraction de ces données a été réalisée par le cabinet d’étude néerlandais Profundo.

Ces bases de données ne sont elles-mêmes pas exhaustives. Mais elles apportent un grand nombre d’informations sur les détenteurs des créances et sur les pratiques des opérateurs privés. Ce rapport s’appuie ainsi sur l’analyse de 15 000 déclarations de détention d’obligations souveraines sur les pays éligibles à l’ISSD réalisées entre le 31 mai 2019 et le 31 mai 2021 et sur près de 60 000 déclarations de détentions d’obligations sur une sélection d’une vingtaine de pays à revenu intermédiaire. Plus de 2 700 opérations recensées (prêts bancaires, émissions, achats de titres de dettes, etc.) concernent des investisseurs français.

La recherche révèle que :

  • Les « crédits » bancaires détenues par des établissements financiers français sur les pays éligibles à l’ISSD ont quadruplé depuis 2010, pour atteindre 1,7 milliards de dollars fin 2019. À la veille de la crise sanitaire, ils percevaient chaque année plus de 200 millions de dollars de remboursements, dont près de 40 millions de dollars d’intérêts.
  • Malgré la pandémie de Covid-19, au moins 454 millions de dollars de nouveaux crédits ont été accordés entre mars 2020 et juin 2021 par des banques françaises à des pays pourtant éligibles à l’ISSD et même à deux pays à risque très élevé de surendettement.
  • Depuis le début de la pandémie, la Société générale et BNP Paribas ont placé sur les marchés financiers près de 2,1 milliards de dollars d’eurobonds de pays éligibles à l’ISSD (Bénin, Cameroun, Sénégal, Ouzbékistan et Côte d’Ivoire) sans jamais rendre public le montant des commissions perçues.
  • Le Crédit agricole est le sixième acheteur mondial d’obligations émises par les pays éligibles à l’ISSD et devrait percevoir plus de 100 millions de dollars d’intérêts de ces pays au titre de la seule année 2021.
  • La moyenne des taux d’intérêts annuels des obligations souveraines du Ghana et du Cameroun détenues par les investisseurs français atteignent les niveaux exorbitants de 9,2 % et 9,5 %
  • Les banques françaises, détentrices d’eurobonds, devraient engranger – hors rémunération de leurs éventuelles obligations en portefeuille – près de 133 millions de dollars de remboursements ivoiriens, dont 51 millions au titre des intérêts (davantage que le budget annuel de l’ensemble des hôpitaux ivoiriens en 2020).

Entre mai 2020 et décembre 2021, les établissements privés de crédits devraient recevoir 330 millions de dollars, dont près du tiers au bénéfice de banques françaises (102 millions de dollars). Malgré l’ISSD, le Sénégal versera à ses créanciers l’équivalent des budgets annuels réunis de la santé, de l’éducation nationale et l’agriculture

Contacts :

Oxfam : Louis-Nicolas Jandeaux – Tel : 06.49.15.58.60 – lnjandeaux@oxfamfrance.org