Annuler la dette des pays pauvres : une mesure d’urgence face au coronavirus

Il y a près de deux ans, en avril 2020, Emmanuel Macron lors d’une allocution télévisée se prononçait pour une « annulation massive des dettes Africaines ».  Aujourd’hui la pandémie demeure et les difficultés des pays Africains se sont entre temps aggravé L’annulation des remboursements de dette est effectivement une mesure essentielle pour accompagner les pays en développement dans la crise engendrée par la pandémie de coronavirus. Par rapport à la situation d’avant la crise de la COVID-19, on estime que 163 millions de personnes supplémentaires vivent aujourd’hui dans la pauvreté, selon la Banque mondiale, sans efforts pour lutter contre les inégalités, la pauvreté ne reviendra pas à son niveau d’avant la crise avant 2030. Il devient donc inconcevable de continuer d’exiger des pays les plus pauvres de transférer des ressources cruciales aux pays les plus riches, à des banques ou au FMI et à la Banque mondiale. Pourtant, malgré des annonces régulières depuis avril 2020, l’endettement des pays les plus pauvres de la planète ne s’est pas amélioré, au contraire. Le constat est simple, les décisions prise par les pays riches depuis 2 ans n’ont eu qu’un seul effet, s’assurer que le système de renégociation des dettes ne change pas, et que les prêteurs restent à la manœuvre. Oxfam vous explique ce qui est concrètement en jeu.

La dette, fardeau historique des pays en développement ?

Annuler les dettes : quand l’histoire se répète

« La dette ne peut pas être remboursée parce que, d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en surs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. ». Ces mots sont ceux de Thomas Sankara, président du Burkina Faso, à la tribune de l’Organisation de l’union africaine en 1987 à Addis Abéba. En 2020, ce célèbre discours prend une toute nouvelle résonance alors que le monde fait face à la pandémie de coronavirus. Et avec elle revient une fois de plus le sujet des dettes des pays du Sud.

En effet, depuis plusieurs décennies maintenant, la question de l’annulation de ces dettes se pose régulièrement. Le discours de Sankara de 1987 a lieu lors d’une décennie marquée par une crise des dettes après que nombre de pays en développement se soient retrouvés dans l’incapacité d’honorer celles-ci. En 1996, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale lancent alors l’initiative « Pays pauvres très endettés » (PPTE). En 2005, le G8 de Gleneagles efface la dette de 18 PPTE et établit pour 20 autres un effacement de leurs créances.
A l’époque, Oxfam, membre de la coalition « 2005 : plus d’excuses ! », avait qualifié le sommet de Gleneagles de « rendez-vous manqué pour l’Afrique ». Non seulement trop peu de pays purent bénéficier de l’initiative du G8 mais l’enjeu de la lutte contre la corruption fut totalement absente des discussions, pourtant fondamentale pour les sociétés civiles du Sud face aux détournements massif d’argent orchestrés par certaines élites économique et politique en place. Le G8 fit ainsi l’impasse sur le besoin de lever le secret bancaire et la question de l’évasion fiscale, et par extension de renforcer la transparence et la redevabilité sur les sommes récupérées par les pays bénéficiaires.

L’échec des annulations de dettes du début des années 2000 est aussi lié aux conséquences dramatiques que provoqueront plus tard les conditions d’ « ajustements structurels » qui y furent imposées en contrepartie. C’est-à-dire l’imposition de réformes économiques visant notamment à réduire drastiquement les dépenses publiques, y compris dans les services sociaux les plus essentiels comme l’éducation ou la santé. A cet égard, l’examen de 161 rapports nationaux du FMI en 2018-19 révèle que les mesures d’ajustement envisagées par le Fonds sont majoritairement des plans affaiblissant les services publics et augmentant la pauvreté des populations les plus vulnérables : plafonnement de la masse salariale du secteur public, privatisation des services publics, réformes des soins de santé, réformes des retraites, augmentation des taxes régressives sur la consommation telles que la TVA, etc.

Enfin, les annulations de dettes du début du XXIème siècle furent aussi marquées par le rôle des fameux « fonds vautours » : ces banques et autres institutions financières privées peu scrupuleuses qui achetèrent à prix réduit les créances de dettes de pays au bord du défaut de paiement pour ensuite réclamer devant les tribunaux leur valeur d’origine, et ce sans considération pour la situation économique des pays et l’impact social pour les populations.

Avant le coronavirus : une crise de la dette en gestation 

Au moment où le coronavirus commençait à se propager en Afrique début mars, la dette de plusieurs pays du continent se faisait insoutenable depuis déjà un certain temps. Début 2020 on considérait que 40 % des pays à faible revenu étaient déjà confrontés à une crise de la dette ou à un risque élevé de surendettement. La dette totale des pays en développement (dettes privée, publique, domestique et externe) s’élevait en 2018 à 191 % de leurs PIB combinés, un record ! Ce ratio dette/PIB continuera logiquement d’exploser pour les années 2020 et 2021 compte tenu de l’effondrement de la croissance également dans les pays en développement. Dans le cas du Sénégal, la dette extérieure uniquement représentait 36% du PIB du pays en 2016 mais dépasse aujourd’hui largement les 60%.

 

Face au poids de ces dettes, plusieurs pays avaient instauré des mesures d’austérité à travers une baisse de leurs dépenses sociales. Le résultat ? Avant même que le coronavirus ne soit apparu en Chine, 46 pays consacraient en moyenne quatre fois plus d’argent à rembourser leurs dettes qu’à financer les services de santé publique. Et la situation se détériorait rapidement dans certains pays, à l’image du Kenya où les remboursements de la dette ont triplé en trois ans passant de 7 % à 22 % du budget national, et impactant directement les dépenses sociales du pays.

Depuis 20 ans, des dettes qui ont profondément évolué

Les dettes des pays en développement sont détenues par différents acteurs et institutions, qu’on appelle des créanciers. Ils peuvent être le fait :

  • D’autres pays (généralement plus riches) qui prêtent de l’argent. Par exemple la France qui prête de l’argent au Sénégal. On parle dans ce cas-là de dettes publiques « bilatérales » ;
  • D’institutions financières multilatérales qui ont pour mission de financer les politiques de développement des pays, comme c’est le cas du FMI, de la Banque africaine de développement (BAD) ou encore de la Banque mondiale. On parle de dettes « multilatérales »;
  • D’acteurs privés, comme des banques commerciales ou des fonds de pension, qui prêtent de l’argent directement aux gouvernements. On parle ici de dettes issues de « créanciers privés ».

Pendant des décennies, les dettes bilatérales des pays en développement étaient presque exclusivement détenues par les pays les plus riches. Depuis 1956, ces derniers se réunissent au sein du Club de Paris (présidé par la France) pour coordonner entre eux la gestion des dettes publiques qu’ils possèdent. Ce groupe informel compte aujourd’hui 22 membres, principalement des pays de l’OCDE, auxquels se sont joints ces dernières années le Brésil ou la Russie.

A l’image de l’évolution du monde des 20 dernières années, l’univers de la dette a pris un chemin similaire. Et donc avec un nouvel acteur de poids : la Chine. La composition des dettes a ainsi fortement évolué depuis le « grand désendettement » du début des années 2000. Pour l’Afrique spécifiquement, 32% de la dette du continent est détenue par les créanciers bilatéraux (notamment 11% pour les créanciers du Club de Paris et 18% rien que pour la Chine !) et 35% par des créanciers multilatéraux.

La part des dettes africaines détenue par la Chine a ainsi explosé, surtout après 2010. Selon la China Africa Research Initiative de la Johns Hopkins School of Advanced International Studies, le gouvernement chinois et la Banque chinoise de développement ont prêté plus de 150 milliards de dollars à l’Afrique entre 2000 et 2018. Et la Chine n’est pas seule à révolutionner les dynamiques d’endettement : les créances détenues par le secteur privé ont également bondi ces dernières années pour atteindre désormais 32% du total des dettes africaines. Au-delà de l’Afrique, on estime aujourd’hui que 60% de la dette de tous les pays en développement est détenue par des entreprises privée. Ces derniers sont donc devenus des acteurs centraux mais qui restent pour l’instant que très peu contrôlés.

Ces modifications sont synonymes de nouveaux défis pour les pays en développement, et en particulier l’Afrique. Ainsi, les taux d’intérêt à payer sur leurs dettes ont fortement augmenté ces dernières années dus aux taux bien plus élevés exigés par les créanciers privés. Mais aussi dans une moindre mesure par la Chine. Ainsi, si Chine et créanciers privés détiennent désormais 50% des dettes africaines, ils se partagent 72% de ce que les pays africains payent chaque année en intérêts. Ce qui démontre un accroissement des taux d’intérêts depuis 15 ans avec l’émergence de ces nouveaux bailleurs.

Face au coronavirus, l’urgence d’agir sur la dette

L’impact multiple du coronavirus pour les pays les plus pauvres

Les premières semaines de la crise ont fait plonger le prix des matières premières (-21% pour le cuivre, -61% pour le pétrole, -15% pour le café) alors que bon nombre d’économies en développement continuent de dépendre très largement de ces exportations. Le tourisme est à l’arrêt, et avec lui des pans entiers d’activités, notamment dans certaines nations insulaires très dépendantes des devises des touristes internationaux. Les taux d’intérêt des emprunts publics ont augmenté de 3,5%. Et selon Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI, les économies émergentes ont subi la « plus grande sortie de capitaux jamais enregistrée » dès le mois de mars 2020.

L’argent frais n’est donc plus disponible et alors que les prévisions tablaient sur une croissance de près de 4 % en 2020, c’est une récession de 2,6 % qu’a enregistrée l’Afrique. A cela s’ajoute pour le continent africain le risque de voir disparaitre la moitié de ses emplois d’ici la fin de la crise. Si rien n’est fait la pauvreté ne reviendra pas à son niveau d’avant crise avant 2030, on estime que c’est un recul de 30 ans dans certaines régions comme l’Afrique sub-saharienne, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Alléger le poids de la dette pour redonner de l’oxygène aux pays pauvres

Cette crise économique a très rapidement provoqué une baisse drastique des liquidités pour les pays en développement. Moins d’exportations, moins de touristes, moins d’investissements étrangers ce sont des devises en baisse. Moins d’activité économique c’est également une chute des recettes fiscales, et donc une baisse de ressources pour les Etats. En moyenne les pays en développement ont vu leurs recettes diminuer de 3,8% l’année passée. Or, l’urgence est au contraire d’investir massivement dans la santé publique pour sauver des vies . Et de limiter la catastrophe économique et sociale, en soutenant très largement les entreprises (et en priorité les PME) et les populations les plus vulnérables à travers la mise en place de filets de protection sociale. Cette affirmation valable au début de la crise l’est encore plus aujourd’hui, alors que l’Afrique a enregistré au mois de janvier 2022 ses pires niveaux de contaminations depuis le début de la pandémie.

Un scénario noir est donc en train de se mettre en place : des recettes en baisses, des dépenses en hausse, et pour nombre de pays un poids de la dette qui pourrait provoquer une asphyxie. En effet, les pays à revenu faible ou intermédiaire ont dû rembourser 400 milliards de dollars de dettes pour les années 2020 et 2021. Dans le cas du Sahel, une priorité géographique de la diplomatie française, les chiffres sont tout autant saisissants. Pour les six pays sahéliens francophones (le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal et le Tchad), le remboursement annuel de leurs dettes est équivalent à 140% des sommes allouées à leurs budgets de santé.

 

Annuler les remboursements de dettes pour l’année 2023 mais également tous ceux effectués depuis le début de la pandémie serait ainsi la manière la plus rapide et immédiate de donner une bouffée d’oxygène aux pays en développement. L’argent le plus facilement mobilisable est en effet celui qui se trouve déjà sur les comptes des pays. Pour les pays du Sahel, la simple annulation des remboursements de 2020 pourrait permettre à 20 millions de personnes d’avoir accès aux soins de santé primaires. A contrario, continuer d’exiger le paiement des annuités de 2020 équivaudrait à demander de couper drastiquement dans les dépenses, y compris de santé et de protection sociale, avec un impact dévastateur pour les plus pauvres.

En d’autres termes, l’annulation est la manière la plus simple et rapide de sauver des vies ! L’augmentation du service de la dette et la diminution des dépenses de santé se traduisent par une moindre disponibilité des professionnels de la santé. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) fixe un ratio de 2,28 travailleurs de santé pour 1000 habitants pour classer la capacité d’un système de soins de santé. Les pays en dessous de ce ratio sont considérés comme ayant un système de soins de santé pauvre ou vulnérable, or 58 pays, présentant selon le FMI un risque d’endettement, se situent en dessous de ce seuil.

Moratoire, annulation et les dernières décisions du G20

A l’image d’Emmanuel Macron, les appels à alléger les dettes se sont donc multipliés ces derniers mois. Même le Pape François a soutenu cet appel !

 

A l’initiative de la France, le G20 avait lancé dès le mois d’avril l’initiative de suspension du service de la dette (ISSD), proposant à 73 pays parmi les plus pauvres du monde de reporter le paiement de leurs dettes bilatérales. Mais cette initiative a rapidement montré ses limites. Seuls 46 des 73 pays éligibles ont demandé à en bénéficier et selon une étude d’Eurodad, cette initiative n’a couvert que 1,6% de la totalité des remboursements dus par les pays en développement en 2020. Cet allègement n’a même pas eu un effet bénéfique marginal car il a tout simplement été neutralisé par la baisse des recettes de ces pays. De plus, les créanciers privés, malgré leur poids, avaient seulement été «invités» à suspendre le remboursement de leurs créances. Evidemment, aucun ne l’a fait.

Cette non-prise en compte de la dette privée a dissuadé de nombreux pays pauvres de demander à bénéficier de l’initiative, par crainte de voir se détériorer leur notation financière et donc leurs chances de refinancement ou d’emprunt futur. Cette initiative a pris fin au premier janvier 2022 alors que la crise de la dette des pays du Sud, elle, persiste.

C’est justement compte tenu de cette situation qui risque de perdurer que le G20 a dévoilé le 21 novembre 2021 un « cadre commun de traitement de la dette ». Mais une fois de plus cet instrument paraît totalement inadapté. Les 20 principales économies de la planète ne prévoient d’annulations que de manière exceptionnelle, préférant des rééchelonnements. Or comme le montre la situation de la Zambie, les pays pauvres ont besoin de financements immédiats pour faire face aux conséquences de la crise. Dans ce pays, le remboursement de la dette totale en 2020 s’élevait à 4 milliards de dollars, il dépense donc annuellement en remboursement de dette, 4 fois plus que pour l’éducation, 8 fois plus que pour la santé et 26 fois plus que pour la protection sociale.

De plus, le rééchelonnement ne fait que reporter le problème à plus tard. Dans quelques années ces pays pauvres devront faire face à une accumulation des remboursements et pourraient avoir besoin d’emprunter davantage pour rembourser ce qu’on a suspendu aujourd’hui. Un cercle vicieux pourrait se mettre en place, asphyxiant de nouveau les pays les plus pauvres. D’autant plus qu’il n’est pas raisonnable de croire qu’en 2022 ou 2023 toutes les conséquences de la pandémie seront résorbées.

Dans ce nouveau cadre les créanciers privés ne sont une fois de plus pas contraint de mettre en place de telles mesures. Ils sont juste encouragés. Pire que cela la responsabilité repose exclusivement sur les pays les plus pauvres qui, une fois les décisions d’allègement par le G20 officialisées, devront tenter de renégocier créancier privé par créancier privé leur dette. L’échec de l’ISSD est pourtant en grande partie attribuable à ces derniers. Dans son rapport « Taux d’intérêts financiers, désintérêt humain », Oxfam révélait que les pays bénéficiaires de l’ISSD, donc les plus pauvres du monde, ont versé au moins 17,5 milliards de dollars aux créanciers privés – banques commerciales, aux compagnies d’assurances ou aux fonds d’investissement – qui ont continué sur cette période à exiger le remboursement de leurs créances.

La Zambie est devenue le premier pays africain à faire défaut sur sa dette, précisément après que ses créanciers privés aient refusé le report des remboursements que le pays demandait. Au final le cadre actuel fait le choix de restructurations au cas par cas, et avec chacune des catégories de créanciers séparément. Cette approche fragmentaire, va donc s’avérer longue et ignore le besoin d’un allégement massif et immédiat pour permettre aux pays en développement de répondre aux besoins urgents de leur population.

Le G20 n’a donc pris pour l’instant aucune mesure suffisante pour faire face à cette crise de l’endettement des pays en développement. Un élément d’autant plus grave que l’aide au développement elle non-plus ne suit pas alors qu’elle pourrait justement permettre de soutenir les systèmes de santé, les budgets dédiés à l’éducation. De plus, de nombreux pays, comme le Liban ou l’Équateur, ne sont pas inclus dans la liste des 77 pays du G20 alors qu’ils font face à un poids de dette extrêmement important.

Les décisions du G20 sont donc pour l’instant décevantes, insuffisantes, et n’empêche en rien que les sommes dégagées sur les dettes détenues par les pays du G20 ou le FMI pourraient au final servir au paiement des spéculateurs privés au lieu d’être utilisées pour protéger les populations face au coronavirus.

Ce qu’il faudrait faire : #AnnulerLaDette, mais pas que…

L’année 2021 est encore pleine d’incertitudes pour l’économie mondiale et aussi pour l’économie africaine. La pression de la dette est encore lourde et s’intensifiera au cours de la période 2022 – 2024. En conséquence, des mesures urgentes sont nécessaires, notamment :

  • L’annulation de tous les remboursements de la dette dus jusqu’à fin 2023, afin de permettre aux pays d’économiser ces ressources et de les consacrer à la protection de leur population et à la relance. Ces mesures devraient inclure non seulement les pays bénéficiaire de l’ISSD, mais aussi les économies à revenu intermédiaire soumises à une forte pression de la dette.
  • La participation obligatoire des créanciers privés dans tous les efforts d’allègement de la dette. Les profits des créanciers ne doivent pas prendre le dessus sur le droit à la santé et le dénuement qui menace des centaines de millions de personnes à travers le monde. De plus Les pays créanciers doivent légiférer pour protéger les bénéficiaires de ces suspensions de dette de tout comportement prédateur de la part des créanciers privés.
  • La participation active des acteurs multilatéraux – en particulier le FMI, la Banque mondiale et la BAD – aux efforts d’allègement de la dette.
  • Les institutions internationales et pays riches devront veiller à ce qu’il n’y ait pas de nouvel endettement des économies africaines pour payer les vaccins COVID-19, en permettant une production générique de masse, qui nécessite un accord de l’OMS pour suspendre temporairement les brevets.
  • Mobiliser des financements additionnels d’urgence en dons pour soutenir les pays en développement, notamment à travers une hausse massive de l’aide publique au développement ou encore l’émission par le FMI de droits de tirage spéciaux (une manière de transférer aux pays des réserves de change). Car annuler la dette ne saurait seule répondre au défi qui nous fait face.

Evidemment, il faut s’abstenir de conditionner à la fois le moratoire déjà acté mais aussi les potentiels futurs allégements de dettes à des ajustements structurels ou macro-économiques. Avant la pandémie, 113 pays avaient prévu d’appliquer des mesures d’austérité sur incitation du FMI. Face à l’urgence sanitaire et sociale du moment, ces exigences ne doivent plus avoir lieu. Cependant les études récentes ne sont pas encourageantes, puisqu’il s’avère que plus de 80% des prêts dits « Covid 19 » du FMI à des pays en développement encouragent ou exigent des mesures d’austérités supplémentaires dès cette année.

Par ailleurs, la capacité durable des pays en développement à lever des fonds sur les marchés financiers et à rembourser leurs emprunts est étroitement liée à leur capacité à effectivement taxer les activités économiques (production, transformation, consommation) qui ont lieu sur leurs territoires, en particulier celles des multinationales. Les pays en développement sont privés chaque année d’au moins 100 milliards de dollars du fait de l’évasion fiscale des multinationales. Selon les estimations, le continent africain perdrait entre 50 et 75 milliards de dollars par an du fait des pratiques d’optimisation fiscale agressive des entreprises transnationales et de la corruption. Rien qu’au Sénégal, les exonérations fiscales accordées au secteur extractif représenteraient un manque à gagner de 400 à 500 millions de dollars par an !

Les pays en développement sont ainsi les premiers perdants de l’évasion fiscale du fait de l’obsolescence des règles internationales qui permettent aux multinationales de transférer leurs profits dans les paradis fiscaux. Cette réalité a aussi pour conséquence in fine d’accentuer l’endettement des pays : car si ces derniers ne peuvent pas tirer d’impôts justes et équitables les revenus nécessaires pour financer écoles et hôpitaux, il ne leur reste plus qu’à recourir à l’emprunt, et donc à l’endettement. C’est pourquoi Oxfam se mobilise pour une remise à plat du système fiscal international , avec des règles plus justes qui prennent en compte les intérêts des pays en développement afin de taxer les multinationales là où elles ont une activité réelle.

Et la France dans tout ça ?

Un rôle majeur sur la scène internationale

Ces derniers mois la France a joué un rôle majeur sur le dossier de la dette au niveau international. Quand le 13 avril 2020 le président Macron appelle à annuler les dettes africaines, il est le premier chef d’Etat d’un pays riche à faire une telle déclaration. En 2019 déjà lors du G7 de Biarritz, la France avait fait de l’accroissement de la transparence des prêts accordés aux pays en développement une de ses priorités. Emmanuel Macron s’était alors inquiété publiquement des financements apportés par la Chine à certains pays africains déjà très endettés.

Car malgré l’émergence et l’explosion de nouveaux créanciers depuis 20 ans, la France conserve une place centrale dans le débat international sur la dette. Le pays conserve la présidence du Club de Paris, par conséquent est en position de leadership auprès des créanciers bilatéraux classiques et accroit ainsi son poids dans le cadre de négociations au sein d’enceintes internationales. Ainsi, un accord au sein du Club de Paris sera nécessaire pour obtenir une annulation globale de la dette en 2020.

De plus, la France demeure un créancier important, voir dans certaines régions en croissance. Ainsi la dette des pays sahéliens due à la France a augmenté de 33% entre 2016 et 2018. Au Cameroun, 15% de la dette externe du pays et plus de 12 % de celle de la Côte d’Ivoire sont toujours détenues par la France. Chiffres encore plus impressionnants si l’on limite l’analyse uniquement aux créanciers bilatéraux (27% de la dette bilatérale de la Jordanie est détenue par la France, 24,4% pour le Sénégal et plus de 30% pour la Colombie).

La responsabilité française dans ce débat est donc bien réelle. Rien qu’en 2016 la France a reçu environ 2,1 milliards de dollars en remboursements de prêts des pays en développement. Selon nos estimations, en 2020 la France a reçu 500 millions de dollars de remboursements de dettes rien qu’avec trois pays africains : le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Kenya.

Des dettes déguisées en aide au développement

La grande particularité française est aussi que la majorité de ses créances de dettes (60%) sont issues de prêts d’aide publique au développement (APD). La France défend le fait que les prêts d’APD sont un instrument efficace pour participer au développement des pays les plus pauvres. Si ça peut être le cas, il est primordial néanmoins d’être équilibré et prudent. Or, en la matière la France est, après le Japon, le pays qui a le pire ratio prêts/dons dans son APD : 20% de l’aide française se fait sous forme de prêts quand la moyenne des pays du Comité d’aide au développement de l’OCDE est autour de 5%.

Il peut en résulter des risques. C’est le cas avec le Tchad et le Ghana où la France continuait jusqu’en 2019 à opérer une grande partie de son APD sous forme de prêts, et donc d’endettement. Alors que selon le FMI ces deux pays présentaient un endettement élevé, voir un risque de défaut de paiement. Dans de tels contextes il aurait été opportun de fournir une aide exclusivement sous forme de dons, ou a minima accompagner ces prêts d’une APD additionnelle en dons. Car lorsque la dette devient incontrôlable, les prêts d’APD effectués par la France, malgré des intentions louables, peuvent s’avérer néfastes.

 

Et le contexte du coronavirus ne semble pas faire évoluer cette dynamique, bien au contraire. Début avril 2020, l’Agence française de développement présentait la seule grande initiative française de réponse sanitaire au coronavirus en Afrique : 1,2 milliards d’euros mobilisés pour la santé. Sur cette somme, 1 milliard d’euros se feront sous forme de prêts. Le financement de la réponse à la crise du coronavirus par le biais de prêts risque d’échanger une crise humanitaire immédiate avec une crise de la dette à plus long terme. Crise qui pourrait être tout autant dévastatrice.

Quelle suite à donner dans les prochains mois ?

Désormais, Oxfam appelle la France à :

  • Continuer à promouvoir sur la scène internationale une annulation des remboursements de dettes des pays en développement jusqu’en 2023.
  • Envisager des restructurations de ses propres dettes bilatérales, c’est-à-dire un aménagement de la dette qui peut prendre la forme d’annulations, d’allègements en volume ou des taux, un allongement du calendrier de remboursement, etc.
  • Accroître la transparence de ses encours de créance vis-à-vis de pays étrangers, mais aussi des calendriers de remboursements attendus.
  • Rééquilibrer en urgence la part des dons au sein de sa politique de développement afin de se rapprocher de la moyenne des pays du Comité d’aide au développement de l’OCDE (95% sous forme de dons).
  • Accroître rapidement son aide au développement en cohérence avec la nouvelle loi de lutte contre les inégalités mondiales et donc s’assurer que 0,7% de sa richesse nationale brute est bien destinée à la solidarité internationale d’ici 2025 tout en pérennisant ce seuil.
  • Eviter de comptabiliser en aide au développement les allègements de dettes, ce qui aurait pour effet de gonfler artificiellement les niveaux d’APD de la France.

Les prochains mois seront décisifs. Annuler les remboursements de dettes jusqu’en 2023 est une première étape fondamentale pour éviter que les pays les plus fragiles s’écroulent. Mais la solidarité doit déjà aller plus loin et être compléter d’une aide internationale nouvelle et massive. La France devra continuer d’être au rendez-vous !