Pourquoi la politique sahélienne de la France est un échec ?

Expulsion de l’ambassadeur français au Mali, coups d’Etat militaires acclamés par la rue à Bamako et Ouagadougou, manifestations contre les convois de l’opération Barkhane au Niger et au Burkina Faso, et finalement retrait militaire précipité du Mali : la politique de Paris au Sahel est entrée dans une forte zone de turbulence ces derniers mois. Le constat d’un échec de la France est désormais largement partagé après bientôt 10 ans d’opérations militaires qui n’ont pas permis de répondre aux crises sahéliennes. Explications et décryptage de l’enlisement français dans les sables du Sahel.  

Au Sahel, une crise qui n’a cessé de s’aggraver

La politique française au Sahel : de l’acclamation au rejet

En cette année 2022, il semble loin le temps où un président français était acclamé dans les rues de Bamako par une population en liesse. En février 2013, le président François Hollande déclarait alors que c’était “le plus beau jour de sa vie politique” quelques semaines après avoir déclenché l’opération Serval avec pour but d’arrêter l’avancée de groupes armés considérés comme “djihadistes” vers la capitale malienne. Janvier 2022, l’ambassadeur français dans la même Bamako est désormais déclaré persona non grata par le gouvernement malien et renvoyé manu militari à Paris, avant qu’un autre président français, Emmanuel Macron, n’annonce quelques semaines plus tard le retrait des soldats français du Mali.

Ces deux événements, à neuf ans d’écart, témoignent d’une stratégie française devenue sans issue. Que ce soit au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, les populations sahéliennes expriment aujourd’hui une forte défiance à l’encontre de la politique menée par la France. Ceci s’explique notamment par une dégradation continue du contexte sécuritaire qui depuis le nord Mali il y a dix ans s’est propagée au fil des années vers le Niger et le Burkina Faso voisins. Aujourd’hui, ce sont le Bénin ou encore la Côte d’Ivoire qui commencent à être touchés à leur tour par des attaques de différents groupes armés non étatiques, soulignant aux yeux des populations locales l’incapacité de Barkhane et de ses partenaires à mettre fin à l’insécurité ambiante.

Cette insécurité se vit dans le quotidien des populations du Sahel. A travers la région, ce sont aujourd’hui plus de deux millions de personnes qui ont dû fuir les violences, abandonnant leur maison et se retrouvant parfois à devoir survivre dans des camps pour personnes déplacées. Le Sahel est devenu l’une des principales crises humanitaires dans le monde avec pas moins de 13 millions de personnes qui ont désormais besoin d’une aide d’urgence et de 10,5 millions d’individus faisant face à la hausse spectaculaire de la faim ces dernières années.

Une crise sahélienne aux causes profondes et complexes

Pour répondre à une crise comme le vit le Sahel, il est crucial de bien comprendre les causes qui sont à la base de cette situation. Et au Sahel, ces racines sont complexes. Les conflits sahéliens sont étroitement liés à des problématiques politiques, sociales et économiques. 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté et le niveau de développement de la région est l’un des plus bas du monde. Près de 2,5 millions d’enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. La moitié de la population n’a pas accès à une eau potable.

Et surtout, dans la région, les inégalités sont marquées :

  • Au Mali, à peine entre 2 et 3% des enfants de pasteurs nomades sont scolarisés.
  • Au Burkina Faso, au Mali ou encore au Sénégal, les femmes représentent 40% de la main d’œuvre agricole mais détiennent seulement 10% des terres cultivables.

Ces inégalités sont devenues le terreau fertile des conflits et des tensions qui secouent le Sahel, alimentant un fort sentiment d’injustice et une défiance profonde des populations envers leurs autorités.

A cela s’ajoute une gouvernance manquant de transparence, de redevabilité et peu inclusive. Notamment à l’égard des femmes et d’une jeunesse qui est pourtant largement majoritaire : plus de la moitié de la population sahélienne a moins de 30 ans ! Pour beaucoup de communautés, l’Etat ne les protège pas mais au contraire est souvent vu comme prédateur. Pour Oxfam, le constat est clair : les sociétés sahéliennes font face à un contrat social brisé qui rend difficile une résolution des crises actuelles. Face à ce tableau, il serait illusoire de croire que des armées seules seront en mesure de résoudre des problèmes qui sont profonds. D’autant plus une armée étrangère et de l’ancienne puissance coloniale comme la France.

Une succession d’erreurs dans l’approche française au Sahel

Dans les discours, la France a bien intégré la dimension liée au défi du développement, qu’elle met en avant dans le cadre de la doctrine des “3 D” : “Diplomatie – Défense – Développement”. En 2017 avec l’Allemagne, elle était à l’initiative de l’Alliance Sahel, une nouvelle plateforme qui avait pour but de mobiliser et coordonner les efforts des bailleurs internationaux sur les questions de développement dans la région. Mais force est de constater que malgré les discours, la France ne s’est jamais vraiment détachée d’une approche avant tout militaire.

Une mobilisation insuffisante de l’aide au développement vers ces pays

Si les pays du Sahel font partie des pays prioritaires de l’aide au développement de la France, cet objectif ne s’est pas traduit dans ses orientations budgétaires. Les pays sahéliens sont en effet loin de figurer sur la liste des principaux pays bénéficiaires. En 2019, le premier pays qui apparaît est le Mali, à la 16ème place. En 2020, la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad ne représentaient que 11% de l’aide bilatérale française en Afrique, soit une proportion quasiment inchangée depuis 2013. Si l’enveloppe globale annuelle dédiée à l’aide dans ces pays a connu une progression, passant de 272 millions d’euros en 2012 à 420 millions d’euros en 2019, les pays sahéliens n’ont représenté que 4,2% des engagements de l’Agence française de développement en 2020 – ce qui constitue par ailleurs une diminution par rapport à l’année 2019 où ils représentaient 4,9%.

Ce décalage entre discours et actions sur le terrain s’est également révélé lors du sommet entre la France et les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) à N’Djaména en février 2021. Y fut annoncé un “sursaut civil” visant à remettre la protection et les besoins des populations civiles au cœur des stratégies d’intervention. Mais encore une fois, difficile de voir une évolution réelle et majeure sur le terrain. A titre d’exemple, malgré l’explosion des besoins d’urgence, les financements des plans de réponse humanitaire sont nettement insuffisants : ils n’étaient financés qu’à hauteur de 41% en 2021 sur la zone du Sahel central (Mali, Burkina Faso et Niger). Dans ce cadre, la part de financement bilatéral de la France est totalement insignifiante : en 2021, elle représentait 2,2% des besoins au Mali (12,3 millions d’euros), 1,9% au Burkina Faso (11,2 millions d’euros), 0,6% au Niger (3,1 millions d’euros).

Une approche démesurément militaire

Cette approche disproportionnée du militaire dans une vision de “lutte anti-terroriste » a également fortement érodé les espaces de libertés dans les sociétés sahéliennes. Ces dernières années, nombre de voix critiques ont fait les frais de vagues de répression : harcèlement, surveillance voire emprisonnement. A chaque fois la France est restée bien silencieuse, comme si la stabilité coûte que coûte justifiait un rétrécissement toujours plus marqué de l’espace d’action de la société civile. Pour une partie des populations, la France a donc été de plus en plus perçue comme un soutien inconditionnel à des pouvoirs politiques souvent largement discrédités ou contestés.

Une politique française entre paternalisme, arrogance et incompréhension

Ce désamour entre la France et les populations sahéliennes a été alimenté par une approche française ressentie par beaucoup comme paternaliste et arrogante. En tant qu’ancienne puissance coloniale, les autorités françaises n’ont pas toujours bien pris la mesure des sensibilités historiques qui existent avec les pays du Sahel. Elles ont souvent péché par un manque profond d’humilité et d’écoute. Un événement en particulier est resté dans les mémoires quand en janvier 2019 le président français “convoque” ses homologues sahéliens lors d’un sommet à Pau pour demander des explications suite à la mort de soldats français lors d’un accident au Mali, dans un contexte de manifestations contre la présence militaire française. Pour beaucoup d’observateurs, ce sommet a été vu comme une réaction arrogante et profondément paternaliste de la France exigeant des présidents sahéliens une sorte d’allégeance à son endroit, quitte à les mettre dans une posture difficile avec leurs propres citoyen.ne.s.

Cette incompréhension n’a fait que s’accentuer au fil des ans. Une nouvelle étape fut franchie au printemps 2021 quand la France a assumé un deux poids deux mesures vécu comme totalement incohérent face aux événements politiques du Tchad et du Mali. Ainsi, lorsque le président Idriss Déby – allié indéfectible de la France depuis 30 ans – meurt au combat en avril 2021, la France appuie la prise de pouvoir de son fils et de l’armée qui se fait hors de tout cadre constitutionnel. Un mois plus tard, lorsque l’armée malienne mène un second coup d’Etat en l’espace d’un an, les autorités françaises montent au créneau et dénoncent avec virulence cette prise de pouvoir également hors de tout cadre constitutionnel. L’action diplomatique française en est ressortie profondément décrédibilisée, et ses actions au Sahel seront désormais perçues comme manquant de sincérité et de cohérence.

Une absence d’écoute et de dialogue de la part des autorités françaises

Le déni de responsabilité des dommages causés aux civils lors d’opérations militaires françaises a été un autre facteur d’incompréhension et de rejet. Les autorités françaises ont ainsi réfuté avec vigueur les conclusions d’une enquête de la Mission de l’ONU au Mali (MINUSMA) sur l’implication de la force Barkhane dans la mort de 22 personnes, dont 19 civils, lors d’une frappe aérienne près du village de Bounti en 2021. Résumant la mort des civils à une « guerre dans le domaine informationnel » – sans un mot à l’attention des familles des victimes -, la France s’est opposée à l’ouverture d’une enquête indépendante. Les autorités françaises ont également nié toute responsabilité dans la mort de trois personnes lors d’une manifestation contre le passage d’un convoi militaire français à Téra, au Niger, en 2021. Ces postures nourrissent une incompréhension croissante des populations à l’égard du mandat des forces armées françaises, qui avaient justifié leur présence auprès des communautés par un impératif de protection.

L’incapacité de la France durant toutes ces années à écouter et dialoguer avec les sociétés civiles sahéliennes se paie cher aujourd’hui. Le sommet Afrique-France à Montpellier en octobre 2021 a bien été dédié à la jeunesse et aux sociétés civiles sahéliennes, mais la mise en scène d’un dialogue du président Emmanuel Macron avec onze jeunes africains pendant deux heures suffit-elle à combler l’absence d’un dialogue plus structuré avec les forces vives des sociétés sahéliennes et africaines, y compris les plus critiques ? Cette déconnexion ressentie avec les réalités locales et les acteurs de terrain a participé au rejet massif que l’on constate aujourd’hui de la politique menée par la France au Sahel.

De l’urgence de repenser la politique française au Sahel

Une opération militaire qui s’est organisée en dehors de toute consultation

Pendant près de 10 ans, cette politique menée au Sahel aura fait l’objet de bien peu de débat public et de redevabilité. L’opération Serval lancée en janvier 2013 fut soumise au vote du Parlement comme l’oblige la constitution. Cependant, l’opération Serval est devenue l’opération Barkhane avec une importante évolution de son mandat et de son périmètre d’intervention sans que le Parlement ne se soit jamais prononcé. Le premier rapport d’information parlementaire sur l’opération Barkhane est intervenu huit ans après son lancement.

Même après les événements de Bounti et de Téra, aucune commission d’enquête n’a été ouverte par les parlementaires français pour exiger une plus grande transparence et redevabilité dans l’action militaire de la France au Sahel. Ce déficit démocratique est fortement préjudiciable, alors que de nombreuses voix expriment depuis plusieurs années des interrogations sur la stratégie poursuivie par la France – et plus largement la communauté internationale – dans la région et son inadéquation pour répondre sur la durée aux défis du Sahel. Cette absence de débat public depuis 2013 a rendu impossible le questionnement des décisions stratégiques prises sans réelle consultation, de tirer les nécessaires leçons des erreurs commises et permettre ainsi une réorientation de la politique menée par la France.

Une société civile sahélienne prête à s’investir

Les acteurs des sociétés civiles sahéliennes ont souvent fait l’objet de bien peu de considération de la part des autorités françaises. Pourtant, elles ne manquent pas d’idées et de vision. En 2020 par exemple naissait la Coalition citoyenne pour le Sahel, une plateforme informelle d’acteurs des sociétés civiles de la région et à l’échelle internationale. Elle se veut une contre-proposition à la Coalition internationale pour le Sahel lancée la même année par la France en promouvant quatre piliers citoyens alternatifs pour une autre approche des crises du Sahel. Malgré les échanges réguliers avec les autorités françaises, le sentiment domine d’un dialogue qui n’a pas permis un changement de paradigme fondamental dans l’approche de la France dans la région.

Une autre approche de la France au Sahel est possible

Cette autre approche est possible à condition pour la France d’assumer plus d’humilité dans son rapport au Sahel et plus largement avec l’Afrique. Cela passe par reconnaître l’échec des stratégies menées depuis 2013 et en tirer des leçons pour une remise à plat devenue urgente. A ce titre, Oxfam France et un certain nombre de ses partenaires appellent le président de la République et la nouvelle Assemblée nationale à mettre en place avant la fin 2022 un grand Dialogue national inclusif  visant à refonder la politique française au Sahel. Dialogue qui doit se faire avec les parlementaires, les expert.e.s au sein de la société civile, les représentant.e.s des diasporas sahéliennes en France et en y associant les forces vives des sociétés civiles du Sahel.

Sept axes pour refonder la politique sahélienne de la France

Dans cette réflexion collective, nous identifions sept axes pour alimenter ce futur dialogue national  et aider au rééquilibrage de l’approche française au Sahel :

  • Renforcer les mécanismes de contrôle démocratique des opérations extérieures
  • Promouvoir une gouvernance politique et économique fondée sur les valeurs démocratiques et la redevabilité
  • Soutenir sans équivoque la protection des droits humains et des acteur.rice.s qui les défendent
  • Promouvoir le respect du droit international humanitaire, la protection des civils et la lutte contre l’impunité
  • Intensifier l’engagement en faveur de la réponse humanitaire
  • Conduire une politique de financement du développement transparente, efficace, inclusive et cohérente
  • Entamer un travail de mémoire sur les liens entre la France et les pays du Sahel

Ce dialogue national doit être une première étape. Il doit permettre l’adoption d’une feuille de route pour un changement de paradigme dans le rapport de la France avec le Sahel, et plus largement avec l’Afrique. Car aujourd’hui le Sahel est devenu le symbole d’une relation qui ne fonctionne plus et qu’il est urgent de renouveler avec plus de respect et d’inclusivité.