Une loi pour lutter contre les inégalités mondiales

A partir de février, le Parlement français discutera d’une nouvelle loi dont l’ambition est de faire de la réduction des inégalités dans le monde un axe majeur de la politique internationale du pays. Attendu depuis plusieurs années par les ONG, le texte se fait encore plus urgent alors que la pandémie de coronavirus est en train d’exacerber les inégalités à l’échelle du globe et de pousser des millions de personnes dans la pauvreté. Et comme souvent, les jeunes filles et les femmes sont les premières touchées. On vous explique pourquoi ce texte est urgent et important, et comment les parlementaires ont le pouvoir de changer la donne en matière de réduction des inégalités mondiales.

Une crise des inégalités mondiales

La pandémie de coronavirus : amplificateur des inégalités

Nous vivons dans un monde de plus en en plus inégalitaire. Ces inégalités sont marquées entre pays du Nord et pays du Sud, mais aussi au sein même des pays où les niveaux d’inégalités entre les plus riches et les plus pauvres n’ont cessés de se creuser ces dernières décennies. La pandémie de coronavirus a non seulement souligné cette réalité, mais risque de l’aggraver encore plus. Car si le virus peut tou-te-s nous toucher, nous ne sommes néanmoins pas tou-te-s égaux face à lui. Alors que les dix hommes les plus riches du monde – dont fait partie le français Bernard Arnault – ont vu leur fortune totale augmenter de plus de 500 milliards de dollars depuis le début de la pandémie, la moitié de la population mondiale n’a toujours pas accès à des services de santé essentiels. Pire, selon le dernier rapport d’Oxfam sur les inégalités, les 1000 personnes les plus riches du monde ont retrouvé leur niveau de richesse d’avant la pandémie en seulement 9 mois alors qu’il pourrait falloir plus de dix ans aux personnes les plus pauvres pour se relever des impacts économiques de la crise sanitaire.

Moins protégées, les populations les plus pauvres sont les plus impactées – et notamment les femmes et les jeunes filles surreprésentées dans ces catégories -, aggravant des niveaux déjà élevés d’inégalités à l’échelle mondiale. La pandémie a rendu plus urgent que jamais les efforts de solidarité internationale pour combattre les inégalités.

Réorienter l’action de la France à l’internationale, pour un monde plus juste et solidaire

Face à une crise planétaire sans précédent, la solidarité internationale a un rôle décisif à jouer. L’un des instruments à notre portée est notre aide publique au développement (APD) : un budget de 10,9 milliards d’euros en 2019 pour la France dont l’objectif est d’éradiquer la pauvreté dans le monde et d’accompagner le développement inclusif et soutenable des sociétés du Sud. La France est l’un des principaux bailleurs d’aide au développement au monde, elle a donc toute sa part à prendre dans ce processus.

En décembre dernier le gouvernement a présenté une loi d’orientation et de programmation (LOP) sur le développement solidaire et la lutte contre les inégalités mondiales. Ce texte attendu depuis plus de deux ans par les ONG et les acteurs du développement, est une magnifique opportunité pour acter les objectifs de la France dans sa réponse internationale à la crise du COVID-19. Cette loi doit fixer les moyens alloués à la politique de développement française dans les prochaines années, mais également clarifier les orientations et les priorités de l’action de solidarité de la France à l’international. Pour Oxfam, ce doit être l’occasion de respecter nos engagements financiers et d’améliorer la qualité de notre aide en ciblant la réduction des inégalités, notamment entre les femmes et les hommes ainsi que la lutte contre les changements climatiques qui demeurent une des principales menaces pour notre avenir.

Loi de lutte contre les inégalités mondiales : des avancées et des défis

Une loi pour tenir (enfin) notre promesse des 0,7%

L’objectif premier de cette loi est de détailler le budget français consacré à l’aide internationale. Ces dernières années, le budget de l’aide publique au développement (APD) française est en hausse. En 2019 il a atteint 0,44% de la richesse nationale brut (RNB) du pays, après une chute à 0,37% en 2014. Mais la France est encore loin de l’objectif historique des 0,7% fixé il y a 50 ans à l’ONU et qui n’a jamais été atteint par notre pays.

 

Ce projet de loi doit donc concrétiser cette tendance à la hausse à un moment où les besoins de solidarité internationale se font plus que jamais sentir. Le président Macron s’était engagé à atteindre 0,55% du RNB dédié à l’APD à la fin de son mandat présidentiel en 2022. La loi devrait être l’occasion d’inscrire une trajectoire jusqu’aux 0,7% d’ici 2025 et de la pérenniser dans le temps pour permettre d’enfin tenir nos promesses envers les pays du Sud. Plusieurs pays autour de nous ont atteint, voire dépassé, cet objectif. Face à la crise qui nous secoue, ce serait un message fort envoyé au reste du monde que la France fasse le choix de plus de solidarité internationale et rejette le repli sur soi. En ne respectant pas l’engagement pris à l’ONU il y a 50 ans de consacrer 0,7% de sa richesse nationale à l’APD, la France a accumulé une dette de plus de 200 milliards d’euros envers les pays les plus pauvres.

Une loi pour adopter une approche féministe de l’aide internationale

Comme l’a indiqué le Haut conseil à l’égalité (HCE), le texte de loi actuel n’est pas « au niveau des engagements de la France en matière de diplomatie féministe ». Ce marqueur fort de la politique internationale de la France est pourtant relégué au sein de l’annexe du texte.

De plus, les cibles concernant la part de l’aide censée favoriser l’égalité femmes-hommes ne sont pas à la hauteur. Le cadre de partenariat global se contente de rappeler un ancien engagement datant de 2013 d’intégrer l’égalité de genre de façon principale ou significative dans au moins 50% de son aide au développement. Loin d’être atteint en 2017, il avait déjà été repoussé à 2022. Or aujourd’hui, un an avant son échéance, seulement 20% de l’APD française correspond à ces marqueurs – autrement dit, 80% de l’aide au développement française reste toujours aveugle au genre.

La faiblesse des financements de l’aide française intégrant la réduction des inégalités entre les femmes et les hommes n’est pas à la hauteur de l’ambition d’une diplomatie féministe. Inégalités les plus structurantes de nos sociétés, elles risquent d’être fortement renforcées par la crise du coronavirus. Les inégalités entre les femmes et les hommes et la défense des droits des femmes doivent donc être au cœur de la politique de développement de la France. La France, qui accueillera dans quelques mois un sommet international en faveur des droits des femmes, le Forum génération égalité, a le devoir d’être exemplaire en fixant dans la loi des objectifs ambitieux. A l’instar de pays donateurs portant une diplomatie féministe tels que le Canada et la Suède, elle doit s’engager à adopter dans le texte de loi des cibles claires : 85% de l’aide intégrant l’égalité femmes-hommes, dont 20% de façon principale.

Une loi qui priorise la réduction des inégalités

La pandémie du coronavirus a démontré la fragilité d’un monde où plus de la moitié de la population mondiale n’a ni accès aux services de santé les plus essentiels, ni à des sources d’eau potable sûres. Quatre milliards de personnes ne bénéficient d’aucune protection sociale formelle et seront les plus durement affectées par la crise économique qui se profile. Un milliard et demi d’écolier-e-s et d’étudiant-e-s dans le monde ont été affecté-e-s par la fermeture des établissements.

Face à cette aggravation de la situation mondiale, l’aide au développement doit, plus que jamais, prioriser les secteurs ayant un plus fort impact sur la réduction des inégalités et la lutte contre la pauvreté, à travers des engagements politiques et financiers ambitieux des bailleurs, à la fois dans les réponses d’urgence à la crise actuelle du COVID-19 mais également en augmentant durablement l’aide allouée aux secteurs sociaux.

La France dédie une part trop faible de son aide vers ces secteurs : en 2018, moins de 20% . Le projet de loi actuel réaffirme des priorités sectorielles telles que la santé et l’éducation, néanmoins il ne fixe pas de trajectoire financière claire et au niveau des besoins actuels. Un collectif d’ONG dont Oxfam est membre demande aux parlementaires d’inscrire dans le texte un engagement d’allouer au moins 50% de l’aide vers ces secteurs à fort impact pour la réduction des inégalités.

Cette crise sanitaire mondiale rappelle l’urgence de renforcer les systèmes de santé pour faire face aux pandémies actuelles et futures. De profondes inégalités mondiales d’accès à la santé persistent : la région du Sahel ne compte qu’un médecin pour 10 000 habitants, statistique 32 fois inférieure  à la moyenne européenne. Le projet de loi doit également fixer un cap clair en matière de santé mondiale et s’engager à respecter la recommandation de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à savoir dédier au moins 0,1% de son RNB à la santé mondiale, soit près de 15% de son aide.

Une loi de solidarité pour ceux et celles qui en ont le plus besoin

Afin de rester cohérent, la loi doit préciser que notre aide doit aller vers les populations les plus vulnérables. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Au contraire l’aide française continue d’aller massivement vers les pays à revenus intermédiaires au détriment des pays les plus pauvres. Il faut donc s’engager dans la loi que 50% des montants totaux de l’APD d’ici 2025 seront à destination des pays les moins avancés (PMA) et en priorité vers les secteurs qui réduisent le plus les inégalités (santé, éducation, protection sociale, égalité femmes-hommes) et les autres priorités thématiques française (climat, agriculture, humanitaire).

Un objectif réalisable seulement si nous assistons à un renforcement des dons au sein de l’APD française au détriment des prêts qui accentuent la dette des pays en développement. Seulement 50% de l’aide française se fait sous forme de dons quand certains pays comme le Australie sont à 100%. Or les prêts, en plus d’accentuer la dette des pays en développement, sont en grande majorité dirigés vers les activités rentables (industries, finance, infrastructures etc.) dans les pays émergents qui ont une forte capacité d’absorption financière. Cette dépendance trop grande de l’aide française envers les prêts se transforme en obstacle majeur pour faire des pays les plus pauvres la priorité de l’aide française.

Une loi pour répondre aux besoins des populations les plus pauvres

Certains pays bailleur sont souvent tentés d’utiliser l’aide au développement pour défendre des intérêts et des politiques qui n’ont souvent rien à voir avec l’objectif d’éradiquer la pauvreté et de réduire les inégalités dans le monde. La France n’échappe pas à ça et dans bien des cas instrumentalise son aide au détriment de ce combat. C’est ainsi que 56% des contrats passés par les opérateurs de l’aide française le sont avec des entreprises françaises (au détriment des entreprises des pays en voie de développement). La loi devrait dès lors mettre fin à ce dévoiement de l’aide en posant un certain nombre de garde-fous et des mécanismes de contrôle adaptés. C’est notamment une bonne chose que le texte mentionne la loi sur le devoir de vigilance. Mais il faut aller plus loin pour que les institutions publiques françaises ayant une activité à l’étranger y soient également soumises.

Le devoir de vigilance est une obligation faite aux entreprises donneuses d’ordre de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs opérations qui peut s’étendre aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux.

La loi devrait également rejeter toute approche en « cascade » qui consiste à d’abord rechercher une solution non-souveraine – et donc privée – dans les projets de développement. Cette approche contrevient à la logique de renforcer le rôle des Etats, maîtres de leur politique de développement et risque de favoriser une privatisation de l’aide au développement, tendance particulièrement inquiétante dans les secteurs sociaux de la santé et l’éducation. Le projet de loi doit donc limiter et contrôler les financements publics français destinés à des entités privées dans les secteurs sociaux de base que sont l’éducation et la santé.

Les principales demandes d’Oxfam

Les parlementaires et le gouvernement doivent enrichir la loi s’ils souhaitent qu’elle lutte réellement contre les inégalités mondiales en cette période de pandémie. Il faut donc :

  • Inscrire dans la loi l’objectif des 0,7% de notre richesse nationale brut à l’aide au développement et cela avant 2025 en détaillant une trajectoire précise ;
  • Développer une approche féministe de l’aide en s’assurant qu’au moins 85% des projets d’APD soutenu par la France ont un effet positif sur l’égalité femmes-hommes dans les pays les plus pauvres ;
  • Prioriser les secteurs qui réduisent le plus les inégalités, et notamment les services publics de santé, d’éducation et la protection sociale en fixant l’objectif d’au moins 50% de l’aide allouée aux services sociaux de base ; ainsi que l’objectif fixé par l’OMS de 0,1% du RNB alloué à la santé ;
  • Refuser toute instrumentalisation de l’aide au développement et concevoir des garde-fous assurant l’efficacité de notre aide auprès des populations les plus vulnérables ;
  • Refuser la privatisation des services essentiels notamment par le soutien à la régulation des acteurs privés et le refus de financer- via des investissements directs ou indirects – l’éducation privée à but lucratif.