Paroles du terrain : Manal, 5 ans de vie dans un Yémen en guerre

Depuis plus de 5 ans, la guerre fait rage au Yémen. Un conflit qui s’enlise et dont l’issue semble encore aujourd’hui bien lointaine. La population, en première ligne, en fait les frais et les femmes sont particulièrement touchées.
Nous donnons la parole à Manal, sur le terrain. Ou quand ce conflit devient, chaque jour, une guerre personnelle.

 

Un pays en guerre n’est un endroit sûr pour personne, et encore moins pour une femme. Ce sont elles qui souffrent le plus, et les dernières à baisser les bras.

Lors de la première escalade des violences, en 2015, je vivais une vie heureuse avec ma famille, dans la ville de Taiz. J’ai vu avec tristesse et horreur la ville dans laquelle j’ai grandi, que j’aime, où reposent tous mes souvenirs d’enfance, devenir en une nuit une ville fantôme, emplit de peur et de mort.

Tout a commencé avec une lumière bleue qui a illuminé le ciel, puis a envahi nos maisons et les pièces où nous nous cachions en silence, avant d’entendre un bruit, comme une fissure. C’était le premier missile qui tombait à proximité. Après ça, de très nombreuses bombes sont tombées. Nous nous disions que notre maison allait être touchée, à chaque instant.

Le jour d’après, je me suis rendue chez une amie pour lui dire aurevoir. Elle partait à l’étranger. Nous entendions les tanks dans les rues et les coups de feu. Les routes étaient bloquées, nous étions piégées dans sa maison, loin de nos familles. Je n’oublierais jamais la terreur dans les yeux des enfants de mon amies, qui étaient avec nous. Nous sommes restées piégées trois jours chez elle, cachées sous les escaliers, loin des fenêtres. Nous n’étions que deux femmes et des enfants. Nous avons tenu avec le peu de nourriture dont nous disposions pour nous tous.

Je me rappelle encore la peur, l’oppression, l’humiliation que j’ai ressenti au cours de ces journées. Je n’ai pas arrêté de pleurer, même en rentrant chez moi. J’étais terrifiée.

Ces jours n’étaient malheureusement qu’un avertissement de tous ceux à venir. Cinq ans après, ce sentiment d’être piégée ne me quitte jamais, comme pour les autres femmes yéménites.

 

Ces jours n’étaient malheureusement qu’un avertissement de tous ceux à venir. Cinq ans après, ce sentiment d’être piégée ne me quitte jamais, comme pour les autres femmes yéménites. Toutes, chaque jour, nous nous efforçons de combattre cette sensation et de faire tout ce que nous pouvons pour aider les autres, les guider, et garder l’espoir que ce conflit prenne fin et que nos vies reprennent leur cours normal.

Comme je suis contrainte de me déplacer régulièrement pour trouver un abri, j’ai pris l’habitude de prendre avec moi tout ce que je possède. C’est mon kit de survie. Ça me permet de soutenir toute ma famille. J’ai dû partir avant même de recevoir mon salaire. Nous restons parfois chez des familles, dans leur maison, souvent trop petites pour les 30 personnes qu’elles accueillent. Un jour, la situation a semblé plus calme, nous avons commencé à nous sentir plus en sécurité. Et puis six missiles sont tombés la même journée, détruisant entièrement la mosquée la plus proche. La plupart des personnes blessées étaient des femmes et des enfants. Un de mes proches est allé les secourir. Une nouvelle frappe aérienne l’a tué. La peur ne nous a pas permis de réellement faire son deuil.

Nous ne sommes qu’une famille parmi des millions, contraintes de fuir notre maison et tout ce qu’un foyer signifie : la famille, la sécurité, les souvenirs, l’amour. Nous ressentons toute la vulnérabilité que provoque la violence, l’instabilité, l’incertitude.

 

Nous ne sommes qu’une famille parmi des millions, contraintes de fuir notre maison et tout ce qu’un foyer signifie : la famille, la sécurité, les souvenirs, l’amour. Comme tous les yéménites, nous avons été contraints de vivre dans des écoles, sous des tentes, dans des mosquées, ou chez des proches. Nous ressentons toute la vulnérabilité que provoque la violence, l’instabilité, l’incertitude. Les maladies sont devenues plus récurrentes. Loin de notre vie habituelle, nous devons marcher de longues distances pour trouver de l’eau, de la nourriture et les ressources les plus essentielles. La vie d’une personne déplacée ne tient qu’à un fil.

Sur la route, à la recherche d’un lieu sûr, pendant un instant je ferme les yeux et des souvenirs me reviennent. Pour un instant, je suis de retour chez moi, avec ma famille. Nous nous rassemblions tous les vendredis chez ma grand-mère, pour déjeuner ensemble, chanter et danser jusqu’à minuit avec nos voisins. J’aimerais me souvenir de ce sentiment de paix. De la manière dont, avec mes amis, nous rêvions du futur. Nous aimions l’aventure et nous allions parfois camper à proximité du village, dans les montagnes. Nous apprécions ces moments en nature, faisions des barbecues, discutions et partagions nos espoirs et nos souvenirs. Nous nous retrouvions tous les jeudis, pour parler, regarder un film, écouter la musique que nous aimions au balcon d’un de mes amis.

Tout cela était ma vie. Aujourd’hui, ça ressemble à un rêve.

 

Tout cela était ma vie. Aujourd’hui, ça ressemble à un rêve. Nous espérons toujours rentrer chez nous un jour, là où nous devrions être, là où sont nos souvenirs. Mais c’est presque ironique de voir comme un souvenir, celui d’une lumière bleue dans le ciel, a effacé tous les souvenirs les plus chaleureux de ma mémoire.

Je travaille maintenant pour Oxfam, pour apporter une aide humanitaire. Voir que cette aide redonne le sourire aux personnes, leur apporte de l’espoir dans un moment de grande vulnérabilité, tout cela me rend heureuse. Je suis l’aînée de ma famille et sa seule source de revenus.

J’ai vu et j’ai vécu beaucoup de choses au cours de ces 5 ans de guerre. J’ai vu à quel point il est dur pour les femmes de survivre dans de telles conditions. Lorsque vous êtes une femme dans un pays comme le Yémen, vous menez une guerre personnelle chaque jour.

 

J’ai vu et j’ai vécu beaucoup de chose au cours de ces 5 ans de guerre. J’ai vu à quel point il est dur pour les femmes de survivre dans de telles conditions. De nombreuses femmes sont désormais les seules à apporter un revenu et soutenir leur famille. Ce poids est lourd à porter. Les emplois se font plus rares, les prix des biens de première nécessité augmentent, tandis que les restrictions sociales qui pèsent sur les femmes sont toujours plus oppressantes.

Lorsque vous êtes une femme dans un pays comme le Yémen, vous menez une guerre personnelle chaque jour. Le combat pour survivre est chaque jour plus dur, surtout pour les femmes contraintes de dépendre des hommes, faute d’éducation et d’avoir pu développer leurs compétences.

Je partage mon histoire, celle d’une femme parmi les innombrables qui méritent mieux qu’une simple reconnaissance. Les femmes du Yémen se lèvent chaque jour, font tout ce qu’elles peuvent dans des conditions difficiles pour protéger leur famille et leur communauté. Je fais partie des plus chanceuses, grâce à mon éducation et à mon métier qui me rend fière. Le pire des scénarios, pour les femmes et les jeunes filles après 5 ans de guerre, comprend souvent des violences sexuelles, de la malnutrition, des abus, des mariages précoces et, parfois, une mort prématurée.

Pour tous les jours à venir, j’appelle les femmes à faire entendre leur voix, à égalité, pour mettre fin à cette guerre et construire la voie vers un futur en paix pour le Yémen.

 

Les femmes yéménites n’ont pas pris part à cette guerre. Toutes les décisions ont été, et sont toujours prises par les hommes. Les violences sont perpétrées par les hommes. Les femmes ont la force d’agir ensemble. De s’extraire des salles bondées où nous sommes comme paralysées et vulnérables, de diriger nos familles, nos communautés et notre pays. Pour tous les jours à venir, j’appelle les femmes à faire entendre leur voix, à égalité, pour mettre fin à cette guerre et construire la voie vers un futur en paix pour le Yémen.

Manal, avec ses collègues d'Oxfam, prépare la distribution d'argent pour les personnes aidées. Crédit : Oxfam
Manal, avec ses collègues d'Oxfam, prépare la distribution d'argent pour les personnes aidées. Crédit : Oxfam