Le dernier rapport Oxfam qui pointait en janvier dernier l’accélération des inégalités mondiales et la forte hausse de la fortune des milliardaires a bénéficié d’un large écho dans l’opinion et dans plusieurs médias. Certains médias ont émis des critiques autour du rapport. C’est le cas de L’Express qui a publié un dossier analysant les soi-disant “7 erreurs” du rapport. Face à un dossier à charge et publié sans avoir pu bénéficier du principe de contradictoire, Oxfam France exerce aujourd’hui son droit de réponse et remet la question de la concentration des médias détenus par des milliardaires sur la table. 

Le rapport Oxfam intitulé La loi du plus riche publié donc comme chaque année dans le cadre du Forum Economique de Davos et en plein débat sur la réforme des retraites a bénéficié d’un très large écho dans les médias et a permis d’alimenter le débat sur le partage des richesses entre les ultras riches qui ont fait sécession avec le reste de la population française.

Le 23 février 2023, plusieurs semaines après la sortie du rapport et quelques heures seulement avant la mise en demeure de BNP Paribas par Oxfam France, Notre affaire à tous et Les amis de la Terre, nous avons découvert le dossier de L’Express intitulé “La démagogie anti-milliardaires”qui a même eu les honneurs de la Une du magazine. 

Oxfam France a l’habitude d’avoir des détracteurs parmi les éditorialistes ainsi que sur les réseaux sociaux, rien à redire à ça, la pluralité de l’opinion est saine dans notre démocratie et nous la saluons. 

Alors pourquoi exiger un droit de réponse de la part de L’Express spécifiquement ? 

Ce droit de réponse a pour objectif de répondre point par point aux critiques formulées par le magazine afin de démonter les arguments fallacieux autour de notre méthodologie notamment. Oxfam France profite également de ce droit de réponse pour dire en quoi cette attaque est une parfaite illustration de ce que décrit très justement le rapport : la concentration des médias détenus par plusieurs milliardaires Français met en danger la démocratie. 

Ce n’est pas Oxfam qui le dit toute seule dans son coin. Cette concentration des médias fait l’objet d’analyses de chercheurs et chercheuses comme Claire Secail ou d’économistes comme Julia Cagé à qui nous avions donné la parole sur le sujet en janvier dernier. 

La main mise de Vincent Bolloré sur le groupe Canal+ (Canal+, C8, CNEWS) et les synergies renforcées avec Europe 1 et les éditions Fayard est connue et documentée

Ces derniers mois, un grand nombre de rédactions par l’intermédiaire des  SDJ de plusieurs médias ont mis en lumière des pressions exercées par les actionnaires. C’est le cas il y a quelques semaines aux Echos où plusieurs journalistes se sont inquiétés de l’éviction de leur directeur de rédaction Nicolas Barré

 

Il est important pour une organisation comme la nôtre de ne pas courber l’échine face à des stratégies de pression menées par des médias qui ont leur propre agenda politique. Oxfam France a à cœur de protéger les plus fragiles victimes d’une accélération du creusement des inégalités et c’est aussi en protégeant la pluralité et l’indépendance des médias que nous y arriverons collectivement. 

 

DROIT DE REPONSE L’EXPRESS

 

Dans son édition du 19 février 2023 sur le Web et le 23 février 2023 en kiosque, l’Express a accordé une large place à une tribune signée par 9 personnes remettant en cause la méthodologie utilisée par Oxfam pour évaluer l’évolution de la concentration des richesses. 

 

Oxfam n’a pas été sollicité par l’Express pour répondre à ces critiques dans le principe du contradictoire. Depuis plusieurs années, plusieurs signataires de la tribune ont déjà formulé les mêmes critiques, auxquelles Oxfam a déjà répondu, sans que les auteurs en question ne contestent nos réponses. 

 

Nous sommes constants et sérieux dans nos analyses des inégalités et de l’ultra richesse et ce n’est pas la première fois que nous constatons avec regret un traitement qui n’est pas journalistique par son absence de contradictoire et son caractère polémique.

 

Voici nos réponses aux 7 soi-disant « erreurs » relevées par les signataires :

 

  1. « Celui qui s’endette est pauvre » : l’utilisation du patrimoine net ferait en sorte que des personnes endettées dans les pays riches soient comptabilisés comme plus pauvres « qu’un paysan du Burundi ou de la Somalie »

 

Pour évaluer la richesse d’un individu, Oxfam se base sur les estimations du Crédit Suisse, un institut dont on peut difficilement soupçonner de proximité intellectuelle avec Oxfam. Il s’agit à ce jour de la source de données la plus complète en matière de patrimoine à travers le monde. Comme Oxfam, le Crédit Suisse tire de son rapport de nombreuses analyses de répartition des richesses à travers le monde.

Le patrimoine net (qui correspond à l’ensemble des actifs immobiliers et financiers, moins les dettes) est l’indicateur de référence pour calculer la richesse d’un individu. Il est utilisé par le Crédit Suisse, par Forbes, pour calculer la richesse des milliardaires, ou encore par la HATVP pour calculer le patrimoine des ministres. 

Les signataires estiment que cette méthodologie place les personnes endettées en bas du classement du Crédit Suisse. C’est faux dans la plupart des cas : un prêt immobilier est compensé par la valeur du bien. Un seul cas existe : celui des étudiants qui s’endettent pour financer des études. C’est un cas particulièrement visible en Amérique du Nord. Le Crédit Suisse fournit une répartition géographique de la composition de chaque décile de richesse. La part des personnes issues de l’Amérique du Nord parmi les plus pauvres est de quelques pourcents. Loin des chiffres avancés par les chercheurs (qui se gardent d’ailleurs bien de préciser leurs sources).

Oxfam appelle depuis des années à améliorer la qualité des données en matière de répartition des richesses, notamment dans une tribune publiée il y a 2 ans avec l’économiste Lucas Chancel : https://ideas4development.org/attaquer-inegalites-mieux-mesurer/ 

 

  1. Avec cette méthodologie, un dollar permettrait d’acheter la même chose partout dans le monde.

 

Il existe deux manières d’analyser la répartition des richesses dans différents pays :

En utilisant des données converties en parité de pouvoir d’achat qui comme le nom l’indique estime ce que peut acheter l’équivalent d’un dollar dans chaque pays. 

 

En convertissant les données en dollars, cela permet notamment de mieux représenter la richesse des plus fortunés comme la plupart de leurs investissements sont réalisés sur des marchés en dollars. C’est la méthode utilisée par le Crédit Suisse. La plupart de la richesse dans les pays étant capturée par les plus riches, une utilisation des données en taux de conversion permet de mieux évaluer la concentration de richesse. Il s’agit d’un choix du Crédit Suisse, pas d’Oxfam. Oxfam utilise la base de données la plus complète à ce jour.  

 

  1. Oxfam confondrait flux et stock en parlant de richesse

 

C’est évidemment faux, et il est assez étonnant de reprocher à Oxfam l’utilisation du patrimoine net comme indicateur de richesse : il s’agit de l’indicateur le plus utilisé sur le sujet.

Le patrimoine net est un stock d’épargne, de patrimoine financier et immobilier auquel on retranche les dettes. Il s’agit de la méthode traditionnelle d’estimation de la répartition des richesses. Celle du Crédit Suisse ou du World Inequality Lab pour regarder la répartition des richesses à travers le monde, celle de l’INSEE pour le patrimoine des ménages, celle de la HATVP pour estimer la fortune des ministres, celle de Forbes pour estimer la fortune des milliardaires.

 

  1. Oxfam voudrait une imposition identique des revenus et du patrimoine

Faux également : non, Oxfam demande une imposition renforcée des haut revenus (revenus marginaux) et des hauts patrimoines selon deux systèmes d’imposition différents. Il suffit de lire l’ensemble du rapport ainsi que ses conclusions pour le voir.

 

  1. Le rapport d’Oxfam parle d’un taux d’imposition marginal sur les très hauts revenus de 60% au moins. 
  2. Le rapport parle d’un impôt sur le patrimoine, avec plusieurs pistes correspondant à des scenarii de redistribution ou de déconcentration des richesses : l’exemple d’un impôt de 2 à 5% sur le patrimoine net est régulièrement évoqué. Des exemples plus radicaux de 12 à 15% sont également évoqués. 

L’imposition des revenus ne permet pas de taxer correctement les ultra-riches car ceux-ci ont en réalité très peu de revenus imposables. Les taux d’imposition effectifs de milliardaires comme Elon Musk ou Jeff Bezos (qui sont des chiffres du journal Propublica et non d’Oxfam) illustrent le phénomène. 

Oxfam n’est d’ailleurs pas seule à demander un impôt sur le patrimoine : de nombreux économistes, dont le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, Gabriel Zucman, mais également des millionnaires demandent aujourd’hui un impôt sur le patrimoine des ultras-riches.

La tribune est d’ailleurs mensongère car Oxfam ne demande jamais de taxe sur les 10% les plus riches au niveau mondial, mais sur les 1% les plus riches, c’est-à-dire selon les données du Crédit Suisse, les millionnaires. Ce sont précisément ceux qui ont un patrimoine financier important. 

 

  1. Les inégalités mondiales n’auraient pas explosé selon les travaux de Branko Milanovic.

 

Les travaux de l’économiste Branko Milanovic se concentrent sur la distribution mondiale des revenus (pas des patrimoines) : pour des signataires qui nous accusent de confondre flux et stock, c’est assez cocasse. 

Branko Milanovic a popularisé l’idée d’une augmentation des inégalités de revenus mondiaux entre 1988 et 2008 avec la fameuse courbe de l’éléphant. Ces derniers travaux sur la période 2008-2018 montrent que la croissance dans les pays d’Asie a renversé la courbe et que les inégalités diminuent. Cela reprend un consensus sur la baisse des inégalités entre pays, mais ne dit rien de l’augmentation des inégalités à l’intérieur des pays.

 

3 points d’attention sur les travaux :

 

  1. Ils regardent la distribution des revenus et non des patrimoines ou les inégalités continuent d’augmenter comme le montrent les données du Crédit Suisse. 

 

  1. Ils regardent la distribution des revenus jusqu’au 1% les plus riches. Mais ne regardent pas la concentration des richesses plus haut, là où la concentration plus forte des patrimoines a fait augmenter les inégalités.

 

  1. Ces travaux s’arrêtent en 2018. Du propre aveu de Branko Milanovic, la crise du Coronavirus ayant fait vaciller la croissance asiatique, la courbe devrait de nouveau montrer une augmentation des inégalités. 

 

6 La baisse des impôts des plus riches serait une bonne chose pour la lutte contre la pauvreté.

 

Une partie toujours plus importante de la croissance économique est captée par les 1% les plus riches. Les 10 dernières années, ils ont capté plus de la moitié des richesses créées. Pendant le Covid, cette part est montée à 66%. 

Pendant plusieurs dizaines d’années, cette croissance a effectivement permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté. Mais l’accaparement croissant des richesses combiné à l’érosion des investissements dans les secteurs essentiels a fait que la baisse de l’extrême pauvreté a ralenti avant la crise (elle augmentait même de nouveau en Afrique Subsaharienne). 

Avec la mise à l’arrêt presque simultanée de l’économie mondiale en 2020, ce sont des centaines de millions de personnes qui ont perdu leur source de revenu. Si la pauvreté augmente aujourd’hui c’est que bon nombre de ces personnes vivaient juste au-dessus du seuil de pauvreté, à la merci d’une crise comme celle que nous vivons.

Selon l’Organisation internationale du Travail, avant la crise 1 travailleur sur 2 dans les pays à revenu faible ou intermédiaire était pauvre. 75% des travailleurs à travers le monde n’avaient pas de protection sociale comme des droits à des allocations chômage ou des congés maladie. Selon l’OMS, 3 milliards de personnes n’avait aucune couverture santé. 

Aujourd’hui, même la Banque mondiale le dit : pour faire reculer la pauvreté, lutter contre les inégalités est plus efficace qu’augmenter la croissance.

 

  1. Taxer la fortune des riches, c’est taxer leur plus-values latentes, ce qui risque d’appauvrir les gens qui remboursent leur prêt immobilier, et fera chuter la bourse et ce sera le chaos.

 

Taxer le patrimoine net c’est aussi taxer le patrimoine financier (donc les plus-values latentes). C’est ce que faisait l’ISF (avec un gros abattement), c’est ce que font plusieurs pays comme le Chili, l’Argentine, la Colombie. C’est ce que propose Joe Biden aux USA, mais aussi ce que d’autres pays comme la Chine ou le Kenya considèrent  comme une option pour répondre à la crise. C’est ce que demandent plus de 200 millionnaires, c’est ce que soutiennent des économistes de premier rang comme Gabriel Zucman ou le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. 

Les signataires estiment qu’un tel impôt poserait deux problèmes :

> Il forcerait les propriétaires à vendre pour rembourser leur prêt immobilier :

Plus la fortune augmente, plus la part de patrimoine financier dans la fortune totale augmente. Pour le plus riche d’entre eux, le patrimoine immobilier est inférieur à 1% de sa fortune totale. De fait, un impôt sur le patrimoine ne visera donc pas une personne dont le patrimoine sera uniquement composé d’immobilier. Dans le cas où cela existerait, des abattements pour protéger les résidences principales existent.

Il forcerait les détenteurs d’actions à vendre pour payer, ce qui ferait chuter la bourse et ferait couler des entreprises

Encore une fois, cet impôt ne vise pas un petit porteur mais des ultra-riches. Si l’on observe leur comportement avec leur patrimoine financier :

Ils monétisent une partie de leur patrimoine en vendant notamment une partie de leurs actions très régulièrement. Cela pourrait se faire dans le cadre du règlement de leur impôt

Ils reçoivent des dividendes qui pourraient servir à payer l’impôt. Le contribuable le plus important d’un tel impôt en France, Bernard Arnault, a ainsi touché 5,5 milliards d’euros de dividendes en 2022. Plus que ce qu’il paierait avec une taxe à 2% sur sa fortune, comme le demande Oxfam France

Les milliardaires assurent par ailleurs leur train de vie non pas via des revenus, mais via l’emprunt (effet de levier sur leur patrimoine). Ils pourraient tout à fait payer leurs impôts en empruntant sur la base de la valorisation de leur patrimoine.