Les dérives d’hôpitaux privés financés par les institutions financières de développement

Oxfam publie un nouveau rapport intitulé « Tendances malsaines » sur les financements de plusieurs institutions financières de développement, dont la française Proparco, vers des hôpitaux privés à but lucratif dans des pays en développement. Nos recherches ont dévoilé des pratiques extrêmement problématiques, contraires aux droits humains et aux objectifs de développement durable. Avec ce rapport Oxfam souhaite tirer la sonnette d’alarme en appelant à mettre fin aux financements vers ces structures problématiques et demandant aux banques de développement de mieux évaluer l’impact de leurs financements.

Des révélations inquiétantes sur les pratiques des hôpitaux privés à but lucratifs financés via les banques de développement

De quoi parle-t-on ? Les institutions financières de développement (IFD) sont des institutions entièrement ou majoritairement détenues par l’État, ou des agences multilatérales chargées de financer le développement du secteur privé dans les pays du Sud. Elles s’appuient pour ce faire sur l’argent des contribuables et sur des garanties. L’IFD française étudiée dans cette étude est Proparco, filiale de l’Agence française de développement (AFD) dédiée au secteur privé.

Oxfam a mené une recherche ayant permis de suivre les traces de l’argent depuis ces institutions financières du Royaume-Uni, de la France, d’Allemagne, de l’UE et du Groupe de la Banque mondiale jusqu’aux prestataires de soins de santé privés à but lucratif dans les pays du Sud.

Par le biais de recherches primaires et d’études de cas nationales détaillées, la réalisation de focus-group avec des patient-e-s ainsi que d’études documentaires élargies et de recherches d’investigation portant sur près de 400 investissements, Oxfam a identifié des pratiques très problématiques de structures financées via les banques de développement. Les principales conclusions en résumé :

Patient·e·s emprisonné·es jusqu’au paiement des factures

L’une des principales chaînes d’hôpitaux privés du Kenya, Nairobi Women’s Hospital (NWH), emprisonne régulièrement des patient·es jusqu’au règlement de leurs factures. Un nouveau-né y aurait été retenu pendant au moins trois mois, et un écolier pendant 11 mois. Les dépouilles de personnes décédées y ont été retenues pendant jusqu’à deux ans.

Le Nairobi Women’s Hospital a été financé par le British International Investment (BII) du Royaume-Uni, Proparco en France, la Deutsche Investitions- und Entwicklungsgesellschaft (DEG) en Allemagne et la Société financière internationale (SFI) de la Banque mondiale. La plupart de ces fonds ont été accordés un an après un entretien dans les médias au cours duquel le directeur général de l’hôpital de l’époque avait clairement indiqué que la politique de l’hôpital consistait à retenir les patient·es jusqu’au paiement des factures.

Des soins de maternité urgents loin d’être accessibles

Le Nigeria affiche le quatrième taux de mortalité maternelle le plus élevé au monde. Environ 90 % des femmes les plus pauvres accouchent seules, sans sage-femme ni autre professionnel·le de santé. Les établissements Lagoon Hospitals gérés par Hygeia sont situés dans certains des quartiers les plus exclusifs de Lagos. Les frais d’accouchement représentent l’équivalent de neuf mois de revenus pour la moitié la plus pauvre de la population nigériane. Un accouchement par césarienne à l’hôpital Evercare situé à quelques kilomètres de là, plus onéreux encore, coûterait 24 années de revenu aux 10 % les plus pauvres.

Hygeia est financé par Proparco (France), la DEG (Allemagne), la Banque européenne d’investissement (BEI) et la SFI de la Banque mondiale. L’hôpital Evercare est soutenu par le BII, Proparco et la SFI.

Des soins médicaux d’urgence refusés

En Inde, les patient·es ont un droit aux soins d’urgence dans tous les hôpitaux. Les recherches d’Oxfam ont toutefois révélé de nombreuses allégations selon lesquelles des hôpitaux privés auraient refusé des patient·es. Un enfant gravement blessé et inconscient suite à un accident de la route s’est ainsi vu refuser des soins par un hôpital CARE, à moins que sa famille ne paie 1 200 dollars.

CARE Hospitals est financé par le BII (Royaume-Uni), Proparco (France) et la SFI de la Banque mondiale.

Des établissements qui profitent de la COVID-19

En Ouganda pendant la pandémie, l’hôpital Nakasero de Kampala aurait facturé 1 900 dollars par jour pour un lit de soins intensifs COVID-19. La facture pour un patient décédé du virus à l’hôpital TMR a atteint la somme faramineuse de 116 000 dollars. Les recherches d’Oxfam révèlent de nombreux autres exemples de comportements contraires à l’éthique et s’apparentant à de l’exploitation de la part d’hôpitaux privés pendant la pandémie.

L’hôpital Nakasero est financé par Proparco (France), la BEI (UE) et la SFI de la Banque mondiale. L’hôpital TMR est soutenu par le BII (Royaume-Uni) et Proparco (France).

Des patient·es incité·es à recevoir des traitements inutiles

Certain·es patient·es interrogé·es par Oxfam ont formulé de graves allégations concernant des fautes médicales et des cas d’exploitation. Un patient a déclaré que le personnel de l’hôpital CARE lui avait dit qu’il présentait une obstruction cardiaque à 80 % et devait subir une intervention chirurgicale d’urgence pour vivre. Septique, il s’est battu pour sortir de l’hôpital. Il a consulté un médecin public qui a refait les tests, révélant que le diagnostic était totalement faux.

CARE Hospitals est financé par le BII (Royaume-Uni), Proparco (France) et la SFI de la Banque mondiale

Des montages financiers complexes, souvent logés dans des paradis fiscaux.

Les recherches d’Oxfam ont révélé un total de 358 investissements directs et indirects au profit d’entreprises de santé privées dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, réalisés par les quatre IFD européennes (BII, DEG, BEI et Proparco) entre 2010 et 2022. Sur ce nombre, 56 % sont allés à des hôpitaux à but lucratif ou à d’autres types de prestataires de soins de santé à but lucratif, fil rouge de notre rapport rapport.

Depuis 2010, les quatre IFD ont investi au moins 2,4 milliards de dollars dans la santé, à la fois directement et indirectement par le biais d’intermédiaires financiers (IF) spécialisés dans la santé. Elles ont également investi 3,2 milliards de dollars dans des IF multisectoriels, qui investissent notamment dans le secteur de la santé. La part de ces 3,2 milliards de dollars destinée à la santé n’est pas divulguée

Les recherches nécessaires pour compiler ces chiffres ont été complexes, difficiles et laborieuses. Il n’est pas facile de se procurer ces données et la recherche a révélé un manque de transparence et de redevabilité alarmant et inacceptable de la part de ces institutions détenues et soutenues par l’État.

Il est très préoccupant de constater qu’au moins 81 % des investissements pour la santé provenant des IFD européennes identifiés par Oxfam transitent par un réseau complexe, ne rendant aucun compte et souvent invisible d’institutions financières qui échappent à l’impôt, principalement des fonds de placement privés.  Ces investissements réalisés à l’abri des regards ne sont pour la plupart pas divulgués et ne font certainement l’objet d’aucun contrôle.

Sur 140 intermédiaires financiers utilisés, 80 % sont domiciliés dans des paradis fiscaux, principalement l’île Maurice et les îles Caïmans. Il est donc urgent de se demander si et comment les IFD veillent à ce que leurs investissements dans la santé ne soient pas complices de systèmes d’évasion fiscale qui privent les gouvernements des recettes dont ils ont urgemment besoin pour soutenir les services publics de soins de santé.

Pourquoi ces tendances sont problématiques ?

Lutter contre la commercialisation de la santé dans les pays en développement et prioriser le renforcement le service public

Nous vivons dans un monde marqué par de profondes inégalités d’accès à la santé où près de la moitié de la population mondiale n’a pas accès aux services de santé les plus essentiels. La pandémie du Covid19 a rappelé l’urgence d’investir dans le renforcement des systèmes de santé, notamment dans les pays en développement où les services de santé ne sont pas équipés pour faire face à de futurs pandémie.

Au-delà des cas identifiés dans ce rapport, de nombreuses recherches témoignent des externalités négatives du rôle accru du secteur privé à but lucratif dans la santé. Il a été démontré que dans les pays du monde entier, plus la part du financement privé de la santé est élevée, plus le taux de décès des femmes est élevé ; plus la différence d’espérance de vie entre les personnes riches et les personnes pauvres est grande ; et, pendant la pandémie, plus le taux d’infection et de décès de la COVID-19 a été élevé (après prise en compte des autres facteurs). Une étude menée pendant la pandémie dans l’État du Chhattisgarh a révélé par exemple que le cout pour les patients par hospitalisation était de 4 871 INR (environ 50 €) dans les hôpitaux publics et de 169 504 INR (environ 1900€) dans les hôpitaux privés. De plus, il a été révélé que des dépenses catastrophiques survenus dans 3 % des hospitalisations publiques et 59 % des hospitalisations privées.

Des problèmes existent dans les hôpitaux publics, mais une chose est sûre : ils ne sont pas gérés dans un but lucratif et ne visent pas faire de la santé une entreprise pour leurs riches actionnaires. Les hôpitaux privés sont fondamentalement motivés par une logique marchande. Il y aura donc toujours un ensemble particulier de problèmes inhérent au secteur privé lucratif. Les problèmes de santé publique doivent donc d’abord être résolus – cela doit être fait en donnant plus de priorité à la santé dans les budgets gouvernementaux, en supprimant paiements directs, en taxant les plus riches pour payer les services universels, et bien sûr l’amélioration des normes à tous les niveaux. C’est crucial car nous n’atteindrons jamais un droit à la santé universel, et en particulier pour les femmes, si nous ne renforçons pas d’abord les systèmes publics de santé.

Ce rapport ne fait pas le récit de quelques cas isolés dans un système qui fonctionnerait bien par ailleurs. Il met plutôt à nu l’idée fondamentalement biaisée et dangereuse selon laquelle le fait de consacrer de précieux fonds de développement à de coûteux soins de santé à but lucratif dans des contextes marqués par des inégalités extrêmes et une réglementation cruellement inadaptée, sans garanties solides, contribuera à lutter contre la pauvreté et les inégalités en matière de santé, et à faire progresser les soins de santé pour tou·tes. Il s’agit là d’une approche que les gouvernements des pays riches ont laissé prospérer sans entrave, malgré les preuves contraires gênantes, ni véritable obligation de rendre des comptes. C’est une approche qui cause des préjudices inacceptables et à laquelle il faut mettre un terme.

Nos recommandations

Oxfam appelle les gouvernements des pays riches et le Groupe de la Banque mondiale à :

  • Cesser tout financement direct et indirect de la part des institutions de financement du développement aux prestataires de soins de santé privés à but lucratif ;
  • Mandater d’urgence une évaluation indépendante et complète de l’ensemble des investissements passés et actuels dans les soins de santé ;
  • Prendre des mesures pour remédier à tout préjudice résultant de tels investissements.

Tous les États devraient cesser de promouvoir et de financer la commercialisation, la financiarisation et la privatisation des soins de santé, et se concentrer plutôt sur l’extension et le renforcement de systèmes de soins de santé publics équitables qui apportent un changement transformateur du point du vue du genre et sont universellement accessibles et gratuits au point d’utilisation. Les capacités du gouvernement et de redevabilité sociale à réglementer les prestataires privés doivent être renforcées, en mettant l’accent sur la protection et la promotion des droits des patient·es.