Soudan du Sud : la sécurité à quel prix ?

Ce mercredi marque le troisième anniversaire de l’indépendance du Soudan du Sud. Mais au cours des sept derniers mois, l’enthousiasme et l’espoir qui unissaient le peuple sud-soudanais en 2011 ont laissé place aux violences qui ont contraint 1,5 million de personnes à fuir de chez elles, dont beaucoup doivent à présent vivre dans des conditions effroyables, derrière les barbelés et dans l’eau stagnante.

« Avec ma famille, nous avons couru à l’hôpital universitaire de Malakal […] Mais ils ont commencé une vraie tuerie là-bas. Ils ont réclamé de l’argent et des téléphones cellulaires. Si vous n’en aviez pas, ils vous abattaient sur le champ […] J’ai vu quelqu’un se faire tuer en chemin. J’ai aussi vu une femme se faire violer à l’hôpital […] Cette nuit-là, les gens couraient se réfugier dans l’enceinte de la MINUSS. Mon mari, nous avons dû l’abandonner, parce qu’il ne pouvait pas marcher. Quand les gens ont commencé à s’enfuir, il nous a dit : « Vous devez partir ou vous mourrez. »

Rien que le temps de courir se mettre à l’abri dans l’enceinte de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (MINUSS), à Malakal, Rebecca*, qui a enseigné pendant 37 ans, en a enduré plus qu’on pourrait supporter dans une vie. Mais à présent, derrière les barbelés de cette enceinte, elle vit un autre cauchemar. Les abris de fortune faits de bâches et de cordes ne protègent pas des fortes pluies qui ont commencé il y a six semaines. Serrés les uns contre les autres, ces abris ne laissent guère d’intimité aux quelque 19 000 personnes qui se sont réfugiées ici. Beaucoup vivent avec de l’eau boueuse jusqu’aux genoux. C’est à peine si les sommiers dépassent le niveau de l’eau et les fourneaux sont surélevés avec du fil de fer. Leurs rares effets sont tachés de cette boue visqueuse, omniprésente. Quant aux latrines, elles forment un bourbier de puanteur et d’eau stagnante.

Les gens sont en colère, et à juste titre. « Vous dites que personne ne devrait vivre comme ça. Alors pourquoi vivons-nous dans ces conditions ? », me demande un homme tout en me conduisant à son abri détrempé.

Les plus chanceux portent des bottes en plastique pour patauger dans cette crasse ; les autres doivent retrousser leur pantalon ou leur robe et marcher nu-pieds. Les déplacés déclarent souffrir de maladies cutanées et respiratoires. L’épidémie de choléra qui s’est propagée dans la capitale, Juba, n’a pas encore atteint Malakal. Mais si c’était le cas, les conséquences seraient catastrophiques.

L’ONU et les organisations humanitaires sont en train de réinstaller des personnes plus au sec et en hauteur au sein de la base, mais il n’y aura pas assez de place pour tout le monde. Selon l’ONU, la priorité ira aux plus mal lotis. Mais des gens comme Ajak*, 60 ans, qui a reçu une balle dans la jambe et ne peut pas marcher dans la fange épaisse et profonde, restent coincés dans leur misérable abri, totalement tributaires de leur famille ou leurs amis.

Un mois après l’arrivée de Rebecca à la base, elle est partie retrouver son mari, accompagnée d’autres femmes pour des raisons de sécurité, car le risque d’agression, de viol ou de meurtre est trop important pour les femmes seules.

« Nous l’avons trouvé. Il était mort sur son lit. Nous n’avons pas pu déterminer s’il avait été abattu ou s’il est mort de soif, de faim ou de maladie », raconte-t-elle.

L’histoire de Rebecca n’est pas un cas isolé. Quasiment toutes les personnes qui se sont réfugiées ici ont été confrontées à des violences, à la perte de membres de leur famille et à la destruction de leur maison. Face à ces conditions de vie et à l’état de dépendance vis-à-vis des distributions d’aide, la perte de dignité est aussi fréquemment évoquée. Mais Rebecca affirme que cette misère est encore préférable aux dangers qui les menacent à l’extérieur.

« Si vous sortez seule et qu’ils vous attrapent, ce n’est pas bon. Le camp est bien mieux sur le plan de la sécurité. Il offre une protection. Seulement, la nuit, dans les endroits sombres, il existe aussi un risque de harcèlement dans le camp », affirme-t-elle.

Ajak et Rebecca ne sont que deux des 1,5 million de personnes déplacées par ce conflit. Près de 100 000 d’entre elles ont cherché refuge dans des bases de l’ONU comme celle-ci, à Malakal, tandis que 350 000 ont passé la frontière avec l’Ouganda, le Kenya, l’Éthiopie ou le Soudan. Cela fait plus d’un million de personnes qui, craignant pour leur vie, ont dû fuir de chez elles, depuis décembre. Beaucoup n’ont pas pu faire leurs plantations à la saison, ce qui présage de mauvaises récoltes pour les mois à venir. Au cours des six derniers mois, la population a enduré des souffrances extrêmes. Mais hélas, loin de s’améliorer, la situation va continuer à se détériorer : selon les prévisions, 4 millions de personnes devraient gravement souffrir de la faim d’ici la fin de l’année.

Avant le déclenchement du conflit, en décembre dernier, on prévoyait que le Soudan du Sud connaîtrait le taux de croissance du PIB le plus élevé au monde pour 2014. En janvier, les violences qui ont éclaté dans la caserne de la garde présidentielle, à Juba, se sont répandues comme une traînée de poudre dans les États du Jonglei, des Lacs et du Haut-Nil. La production de pétrole a fortement baissé et, même si les belligérants faisaient enfin primer les intérêts du peuple sus-soudanais sur leurs propres griefs, il faudrait des années pour réparer les ravages causés ces six derniers mois.

Ce 9 juillet marque le troisième anniversaire de l’indépendance du Soudan du Sud. Mais vu la dislocation de cette jeune nation au cours des six derniers mois, Rebecca et Ajak n’auront plus grand-chose à fêter.

 

Aimee Brown travaille pour Oxfam sur la région Afrique de l’Est.

* Prénom modifié pour préserver l’anonymat