Dans une lettre ouverte publiée aujourd’hui et adressée aux gouvernements de l’UE, Oxfam et 53 autres ONG en France et en Europe expriment leurs critiques sur la situation en Méditerranée, sur la route entre l’Italie et la Libye. Elles formulent des demandes axées sur le soutien des opérations de recherche et de sauvetage, l’adoption de procédures de débarquement rapides et prévisibles et la fin du renvoi vers la Libye.

Deux ans après l’accord sur les migrations entre l’Italie et la Libye, appuyé par l’Union européenne (UE), plus de 5 300 femmes, hommes et enfants ont péri en Méditerranée, ce qui en fait l’une des mers les plus meurtrières au monde, et d’autres souffrent toujours dans les camps de détention libyens, indique Oxfam.

Selon Oxfam et 53 autres ONG et plateformes, les gouvernements de l’UE sont devenus complices de la tragédie qui se déroule sous leurs yeux en Méditerranée, et nient les droits fondamentaux de personnes en exil en aggravant le danger qu’elles rencontrent déjà en mer, en les renvoyant en Libye. Là-bas, elles devront faire face à des violations des droits humains commises dans un pays toujours déchiré par la guerre et où elles sont battues, souffrent d’abus sexuels, détentions sans jugement, traite de personnes et esclavage.

Oxfam a parlé a Moussa*, un garçon originaire du Mali de 17 ans qui a été intercepté par les garde-côtes libyens et emmené dans un centre de détention à Tripoli : «Il y avait beaucoup de monde dans la prison. Ils m’ont demandé plus d’argent, mais je n’en avais plus. Ils m’ont frappé sur la plante des pieds, les mollets et les genoux, mais j’ai continué à dire que je ne pouvais contacter personne parce que je n’avais plus de famille au Mali… J’ai vu un jeune garçon gambien battu à mort devant mes yeux parce qu’il a osé se rebeller et leur répondre.»

Selon Jon Cerezo, responsable de campagne humanitaire à Oxfam France :
«Les pays de l’UE mènent une politique visant délibérément à faire de la Méditerranée un cimetière marin. Ils doivent autoriser les navires de recherche et de sauvetage à accoster dans leurs ports, à débarquer les personnes sauvées et à retourner en mer pour sauver des vies, conformément au droit international. Toutes les tentatives pour empêcher leur travail entraîneront inévitablement plus de morts et iront à l’encontre des valeurs humanitaires de l’Europe.»

L’accord sur la Libye promet un soutien logistique et financier de l’Italie et de l’UE aux garde-côtes libyens, qui en échange empêchent les personnes quittant la Libye de se rendre en Europe. De nombreux récits recueillis par Oxfam et ses partenaires au cours des dernières années montrent qu’en Libye, ces personnes sont souvent entassées dans des centres de détention situés dans des bâtiments abandonnés ou des tunnels complètement obscurs, et sans nourriture suffisante. Beaucoup sont maltraités avant d’être vendus à des groupes armés ou en tant qu’esclaves. De récents témoignages recueillis par Oxfam et son partenaire Borderline montrent que la situation n’a pas changé. »

En 2018, les garde-côtes libyens ont intercepté 15 000 personnes et les ont fait vivre dans des conditions inhumaines. À l’heure actuelle, 6 400 personnes seraient détenues dans des lieux de détention officiels en Libye, et beaucoup d’autres dans d’autres centres, certains gérés par des groupes armés. Selon l’ONU, même des centres «officiels» peuvent être gérés par des passeurs et des trafiquants, malgré l’engagement de l’UE dans la lutte contre le trafic d’êtres humains.

Oxfam et les signataires de cette lettre appellent tous les gouvernements de l’UE à arrêter de renvoyer des personnes secourues en mer en Libye. Les ONG déclarent que les États membres de l’UE doivent tracer une ligne de conduite sur des questions telles que la fin de la détention arbitraire en Libye, et être prêts à suspendre la coopération avec les garde-côtes libyens si ces conditions ne sont pas respectées. Enfin, les ONG indiquent que les gouvernements de l’UE doivent soutenir les opérations de recherche et de sauvetage et veiller à ce que les personnes sauvées en mer puissent arriver en toute sécurité et sans retard en Europe.

Contact presse :

Jon Cerezo 06 51 15 54 38

* les noms ont été changés pour protéger leur identité.

 

Notes aux rédacteurs:

• Le mémorandum d’accord Italie-Libye a été signé le 2 février 2017 et a été construit sur le modèle de l’accord UE-Turquie. Le mémorandum constituait un compromis fournissant de l’argent et un soutien technique aux garde-côtes libyens et à d’autres services de sécurité en échange de freiner l’arrivée de migrants dans leur route vers l’Europe.

• Avec 53 autres ONG et plates-formes, Oxfam a signé une lettre ouverte à tous les gouvernements de l’UE, leur demandant de soutenir les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée, d’adopter des procédures de débarquement rapides et prévisibles pour les migrants arrivant sur les côtes européennes et de mettre fin aux renvois vers la Libye.

• Selon le rapport de la Mission de soutien des Nations Unies en Libye de janvier 2019, environ 6 400 personnes étaient détenues dans 26 prisons officielles gérées par le ministère de la Justice entre le 18 août et le 19 janvier. Des milliers d’autres personnes étaient détenues dans des lieux placés sous le contrôle du ministère de l’Intérieur ou du ministère de la Défense, ainsi que dans des locaux directement gérés par des groupes armés. Le rapport indique également que la détention arbitraire et la torture continuent d’être généralisées.

Un rapport de l’ONU datant de décembre 2018 indique que la mission de soutien des Nations Unies en Libye «continue de recevoir des informations crédibles sur la complicité de certains acteurs étatiques, notamment des responsables locaux, des membres de groupes armés officiellement intégrés dans les institutions de l’État et des représentants du ministère de l’Intérieur et de la Défense, dans le trafic et traite de migrants et de réfugiés. Ces acteurs étatiques s’enrichissent grâce à l’exploitation et l’extorsion de migrants et de réfugiés vulnérables. ”

Le rapport d’Oxfam d’août 2017, basé sur les témoignages de personnes qui ont fui la Libye, montrait à quel point le viol, la torture et le travail forcé faisaient partie des horribles réalités quotidiennes des personnes bloquées en Libye, qui avaient tenté d’échapper à la guerre, aux persécutions et à la pauvreté dans d’autres pays.

Tous ces témoignages on été recueillis par Oxfam et Borderline Sicile (tous les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des migrants):

Yonas *, un homme de 28 ans de l’Érythrée (août 2018)
«J’ai quitté Khartoum pour aller en Libye en payant 5 000 dollars aux trafiquants qui m’ont emmené à Bani Walid (Libye), où j’ai été détenu pendant six mois. J’ai ensuite été vendu à d’autres trafiquants qui m’ont amené à Sherif. Les gangs de Bani Walid et Sherif ont échangé leurs prisonniers. Je faisais partie d’un groupe de 450 personnes détenues à Bani Walid qui ont été échangées contre un groupe de 340 personnes détenues à Sherif. Bani Walid est dirigé par Mohamed Muski, un marchand d’armes très connu qui a des liens avec ISIS.

«La prison de Bani Walid était dans un hangar, à Sherif nous étions enfermés dans un tunnel souterrain où nous vivions dans l’obscurité constante. Au total, j’ai passé un an et demi dans les deux prisons, où nous avons tous vécu dans des conditions terribles et où de nombreuses personnes sont tombées malades et n’ont reçu aucun soin. Beaucoup sont mortes et ont été enterrées comme des animaux. Les femmes ont été violées sous nos yeux. Tous les jours, nous avons été battus par des gardiens de prison choisis dans le groupe de migrants. Les Nigérians étaient les plus violents. Ils nous ont battus et nous ont fait appeler notre famille pour leur demander de nous envoyer de l’argent.

“[Sur le Diciotti] nous avons navigué pendant 56 heures jusqu’à notre arrivée près de la côte de Malte. Un bateau à moteur des garde-côtes maltais est venu et nous a fourni des gilets de sauvetage et de quoi manger, puis nous a escortés jusqu’à ce que nous avons quitté leurs eaux territoriales. Ils ont indiqué la direction pour se rendre à Lampedusa, puis ils ont fait demi-tour.

«À ce moment, quelqu’un dans notre canot a appelé les garde-côtes italiens qui ont dit de se rapprocher de la côte et de ne pas s’inquiéter car ils nous surveillaient à distance. Deux heures plus tard, la mer est devenue plus agitée et les garde-côtes italiens ont décidé de nous emmener à bord du Diciotti.
«Nous sommes restés 13 jours dans le Diciotti, à la dérive le long de la côte de Lampedusa. 13 personnes – des familles avec enfants – qui avaient besoin d’aide médicale urgente ont été transférées sur l’île. Plus tard, le Diciotti a navigué vers Catane et est arrivé le 20 août. Le navire a atterri au port, mais nous n’avons pas été autorisés à débarquer.

Ali *, un homme de 29 ans originaire d’Érythrée (août 2018)
«Les conditions à bord du Diciotti étaient terribles. Être assis au soleil tout le temps était insupportable, et il y avait juste un baldaquin au-dessus du pont où nous pouvions nous mettre à l’abri. Il n’y avait pas assez de place pour tout le monde et quand il a plu nous nous sommes tous mouillés.

«Il n’y avait que deux salles de bain. Quelques jours après notre arrivée au port de Catane, ils ont distribué des vêtements et nous ont dit de prendre une douche. Ensuite, un marin a utilisé un tuyau d’arrosage pour doucher 10 personnes en même temps pendant environ une minute. Nous étions debout, nus derrière une feuille de plastique. Personne n’a reçu une seule goutte d’eau. C’était la seule fois où nous, hommes, nous avons pu nous laver nous-mêmes. Un agent humanitaire d’Intersos a aidé les femmes à prendre une douche.

«J’ai seulement entendu pourquoi nous n’avions pas été autorisés à quitter le bateau par le biais d’un comité de trois Érythréens que nous avions fondé afin de pouvoir parler au capitaine. Il nous a dit que le problème était que nous aurions dû débarquer à Malte et que c’était la raison pour laquelle le gouvernement italien ne nous permettait pas de quitter le bateau. ”

Ibrahim *, un homme de 26 ans originaire de Guinée (février 2018)
«Un jour, je suis allé acheter des cigarettes et les Asma Boys [un gang de rue de Tripoli] m’ont kidnappé et vendu à un type appelé Osama, qui faisait partie de l’armée libyenne. Les Asma Boys ont travaillé pour lui. Ils m’ont gardé pendant un an. Dans ce centre, les conditions étaient meilleures – nous avions des lits. De temps en temps, le personnel de l’ONU est venu. Quand ils sont arrivés, nos ravisseurs ont revêtu des uniformes blancs portant l’inscription «ONU» à l’arrière. Les jours où le personnel de l’ONU arrivait, ils nous traitaient bien, nettoyaient tout, préparaient de la bonne nourriture, nous apportaient des vêtements, nous emmenaient voir un médecin. Mais dès que le personnel de l’ONU partait, les choses rechangeaient de nouveaux. Ils ont repris tout ce qu’ils nous avaient donné: nourriture, vêtements, savon. Le personnel de l’ONU est venu une fois toutes les deux semaines, est resté 3 – 4 heures et parlait aux gens. Nous étions sous contrôle, nous ne pouvions rien dire.

«Ils ont appelé ma famille pendant qu’ils me battaient pour demander de l’argent. Mais ma famille n’a rien pu envoyer. Oussama est venu tous les jours. Un jour, il a demandé qui de nous savait comment diriger un bateau. J’ai dit que je savais comment faire et j’en ai profité pour quitter la prison. Le jour où j’ai pu partir, ils m’ont emmené directement à la plage.

Moussa *, un garçon de 17 ans du Mali (janvier 2019)
«Nous sommes partis à trois heures du matin dans trois barques, avec 170 personnes. À 6 heures du matin, les garde-côtes libyens nous ont retrouvés, nous ont fait monter à bord de leur navire et nous ont conduits dans une prison de Tripoli. Il y avait beaucoup de gens dans la prison. Ils m’ont demandé plus d’argent mais je n’en avais plus. Ils m’ont frappé sur la plante des pieds, les mollets et les genoux, mais j’ai continué à dire que je ne pouvais contacter personne parce que je n’avais plus de famille au Mali. Aujourd’hui, j’ai toujours des problèmes au genou. J’aimerais jouer au football, mais pour l’instant je suis content d’y aller avec mes amis et de les regarder jouer.

«J’ai vu un jeune garçon gambien battu à mort devant mes yeux parce qu’il a osé se rebeller et leur répondre. Pour moi, ces gens n’étaient pas des policiers.

«Je suis resté là-bas deux mois et ils m’ont battu tous les jours. Un jour, nous avons cassé la porte et nous sommes échappés. Ils l’ont découvert mais j’ai quand même réussi à m’échapper, alors que d’autres ont été blessés et sont tombés au sol.»