Historique de la France au Sahel : des enjeux stratégiques

Si la région du Sahel fait aujourd’hui partie des régions les plus pauvres et fragiles au monde, elle n’en a pas moins connu pour autant une très forte activité mercantile dès les XIème et XIIème siècles, animée par les échanges. Le Sahel était un véritable pivot entre l’Afrique du Nord et le littoral ouest-africain. Plusieurs royaumes et des empires se sont bâtis en son sein : Songhaï, Kanem-Bornou, Mossi ou encore Bambara…

Plus tard, l’Etat français a débuté la colonisation de la bande sahélienne au XVIIIème siècle. Cette zone, située au sud du désert du Sahara est composée de plusieurs pays, dont le Sénégal, le Burkina Faso, le Niger, le Mali, la Mauritanie et le Tchad. Ils forment le Sahel, région à l’identité riche et multiple : et pour cause, la définition de la région sahélienne peut varier de 5 à 10 pays environ selon les critères géographiques retenus. Dans cet article, nous avons décidé de zoomer sur les pays d’Afrique de l’ouest francophone, qui partagent une histoire commune. Aujourd’hui, la région fait face à un défi démographique de taille, qui engendre de grandes difficultés en matière d’autosuffisance alimentaire. L’eau y est rare, et l’avenir de la région oscille fortement en fonction de l’évolution du dérèglement climatique. Dans un contexte défavorable, la présence française au Sahel est de moins en moins acceptée.

Une présence française multi-centenaire

Les Européens et le commerce au Sahel

A l’origine, l’introduction des troupes françaises à l’intérieur des terres du bassin du fleuve Sénégal fut rendue possible par plusieurs facteurs :

  • Le fleuve Sénégal faisait office de voie de circulation privilégiée pour les Européens
  • La région produisait de la gomme arabique (un produit tropical très prisé par les industries textiles européennes)
  • Certains souverains denyanke du Fuuta ont facilité la circulation des marchands européens dans le Sahel, car ils gagnaient à commercer avec les Européens

Au fur et à mesure, les Français ont profité de leur avantage mercantile pour établir des comptoirs commerciaux de Saint-Louis. Le commerce atlantique dominé par la traite des esclaves a transformé les régions de la façade maritime de l’Afrique occidentale en zones d’échanges et en centres économiques. Cependant, les royaumes sahéliens (Gadiaga, Boundou, Kaarta, Mali) et les villes (Tombouctou, Aoudaghost, Koumbi Saleh) de l’intérieur qui avaient fondé leur prospérité sur le commerce transsaharien depuis le IIIème siècle entrèrent dans une période de crise économique à cette période.

Selon le chercheur Abdoul Mahet Ba, il est nécessaire de souligner que concernant la colonisation, la prétendue œuvre humanitaire venait très loin derrière le souci d’exploiter au mieux les matières premières au profit des industries européennes.

« Sinon, comment expliquer le développement rapide des cultures de canne à sucre, de coton, de riz, d’arachide au détriment des cultures traditionnelles comme le mil, le niébé, le sorgho, qui constituaient dans la région sahélienne l’essentiel de l’alimentation des paysans ? Comment expliquer les travaux forcés qui ont fait tant de victimes dans les populations africaines ? Comment justifier que les langues européennes aient été imposées au détriment des langues locales ? »

Naissance de l’Afrique Occidentale française

Pour comprendre la présence de l’armée française en Afrique de l’ouest aujourd’hui, il est nécessaire de retracer l’historique de proximité existant entre ces pays. Un épisode majeur de cette relation est la colonisation de la région par la France au XIXème siècle : c’est d’ailleurs par un décret daté de 1895 qu’a été créée l’Afrique Occidentale Française (AOF), afin de centraliser et coordonner sous une autorité unique l’occupation française du continent. Cette fédération rassemblait les colonies de la Côte-d’Ivoire, de la Guinée, du Sénégal et du Soudan. Quelques années plus tard, le Dahomey, le Niger, et la Mauritanie entrent dans l’AOF. Territoire très contesté, la Haute Volta rassemble des territoires soudanais disputés. Le gouverneur général assure seul le lien avec le ministre des Colonies depuis Dakar, et les fonds alloués au fonctionnement de cet organe proviennent des recettes douanières des colonies de l’AOF. En 1900 est adoptée une loi dotant la région d’une armée coloniale, et des structures militaires font leur apparition sur ces terrains. Puis, en 1908 est créée l’Afrique Equatoriale française qui rassemble le Gabon, le Moyen-Congo, l’Oubangui et le Tchad. Lors de la promulgation de la IVème République qui institue l’Union française le 27 octobre 1946, tous ressortissants de l’AOF deviennent citoyens français. Dans le monde post seconde Guerre Mondiale, il apparait cependant clairement que l’ancien ordre mondial a été ébranlé, et que le nouveau monde ne pouvait pas être régi par les mêmes règles.

La décolonisation africaine

En Afrique même, les revendications étaient multiples à cette époque : les planteurs, les ouvriers, les intellectuels et auxiliaires de l’administration se plaignaient surtout de blocages sociaux liés à la condition « indigène ». Mais la Seconde Guerre mondiale a mis aussi en avant le facteur politique : la contribution de l’Afrique noire à la France libre a fait évoluer une certaine mentalité en métropole, et appuyé chez les colonisés la conscience de leurs droits, à l’époque où l’ONU déjà encourageait l’autodétermination des peuples. Par ailleurs, la France n’avait pas traité les anciens combattants africains à leur juste valeur ; pire encore elle s’est rendue coupable de crimes graves, à l’image du massacre de Thiaroye en 1944. Concernant l’avancée des débats, à travers des recherches sur le portail national des archives de France on souligne que du côté francophone, la Société africaine de culture organisa à Paris en 1956 un Congrès des intellectuels et artistes noirs. L’affirmation culturelle de la « négritude » par Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, et l’anticolonialisme développé par des marxistes et des chrétiens de gauche inspirent notamment la Fédération des étudiants africains noirs de France (FEANF). Du côté français, depuis le traité de Rome signé en mars 1957, le marché européen devient primordial lors des premiers pas de ce qui deviendra l’Union Européenne, et les regards se recentrent sur elle.

Aussi, le climat international, le constat économique, le souci de démontrer à l’Algérie qu’une « issue pacifique » aux velléités d’indépendance était possible et enfin la maturation politique au sud du Sahara conduisent à une rapide évolution institutionnelle de la France vers les pays d’Afrique. Poussé par les revendications du droit à la liberté des citoyens de ces pays et par le principe de réalité économique qui s’impose à lui, le Général De Gaulle cède. Le processus de décolonisation commence en 1956 avec la loi-cadre Defferre, qui dote les colonies françaises d’Afrique noire d’une certaine autonomie interne. Tous les pays répondirent « oui » au référendum du Général, à l’exception de la Guinée qui en 1958 s’opposa au projet de Communauté. En effet, la Communauté française est l’association politique entre la France et son empire colonial, alors en voie de décolonisation. Proposée par le général de Gaulle, elle est créée en 1958 par la Constitution de la Cinquième République pour remplacer l’Union française. En 1960, tous les pays des anciennes AOF et AEF accèdent à l’indépendance et entrent à l’Organisation des Nations Unies (ONU) quelques mois plus tard.

Il est important de préciser que les transitions vers l’indépendance de l’Afrique francophone ne sont pas marquées par des guerres « franches », mais souvent par de violentes répressions, à l’image de la guerre au Cameroun; jusqu’à l’écrasement du mouvement indépendantiste local (1956-1964). La France n’a aucun intérêt à perdre la main sur toutes ses colonies, au contraire : son influence internationale et une partie de son économie souffriraient d’une indépendance réelle. Aussi, c’est pour maintenir une domination néocoloniale économique et politique que De Gaulle demanda à Jacques Foccart, alors nommé secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines de 1960 à 1974, d’installer un dispositif secret fondé sur des réseaux extra-diplomatiques (de nombreux conseillers français auprès de chefs d’Etat ou d’industriels africains, services de renseignements…). Ce faisant, la France était parvenue à garder « un pied dans la porte » du continent, et plus particulièrement dans cette zone sahélienne. Cette succession d’événements explique pourquoi la France a :

  • Réussi à s’implanter durablement dans la région du Sahel de façon historique, en dépit des indépendances successives
  • Justifié de relations privilégiées avec ces pays, et leur chef d’Etat (économiques, politiques, richesses naturelles)
  • Devenir le premier interlocuteur européen en cas de difficultés liées aux enjeux de sécurité : de nombreux accords de défense existent toujours entre la France et ces pays, et cette dernière tient encore plusieurs bases militaires sur le continent (Libreville au Gabon, Dakar au Sénégal et Djibouti, qui fonctionne de pair avec la base militaire d’Abu Dhabi au Moyen Orient).

Comme le rappelle l’historien Jean-Pierre Bat, le principe d’un « pré carré » à la création du concept au XVIIème siècle est d’harmoniser, régulariser et fortifier les frontières du royaume afin de mieux résister aux agressions extérieures. Aussi, « l’application la plus aboutie de cette stratégie s’inscrit comme une des clés de voûte de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne » telle qu’organisée par Jacques Foccart. Par la suite, c’est l’économiste François Xavier Verschaves, fondateur de l’association Survie, qui va faire naître le concept lourd de sens de Françafrique. Issa N’Diaye, philosophe et ancien ministre malien de l’Éducation nationale (1991 à 1992) et de la Culture et de la Recherche scientifique (1992 à 1993) définit de son côté la Françafrique comme « une sorte de tutelle qui ne dit pas son nom et qui consiste à faire prévaloir les intérêts de la France, les intérêts des entreprises françaises, des multinationales françaises sur celui des populations africaines ». Dans les années suivant l’indépendance de ces différents pays successifs jusqu’alors dominés, la France a su tirer parti de ces nombreuses relations bilatérales avantageuses.

Parmi elles, éclata le scandale de la société publique Elf en 1994. Cette société, très présente en Afrique par le biais de ses activités pétrolières fut épinglée pour être l’une des plus grandes affaires de corruption de cette fin de siècle. Eva Joly, alors juge d’instruction au pôle financier au palais de justice de Paris enquêtait à l’époque sur le financement d’une entreprise de textile française et ses filiales, et croisa le chemin d’Elf Gabon. En tirant les fils de l’affaire, elle découvrit un système beaucoup plus vaste encore de corruption, mêlant financements occultes de la vie politique et appuis aux alliés de la France en Afrique. Selon Le Monde, l’affaire « a conduit à la condamnation de plusieurs hauts responsables de la compagnie, dont son ancien PDG, Loïk Le Floch-Prigent, le M. Afrique de Elf, André Tarallo, et Alfred Sirven, l’ex-directeur des « affaires générales » d’Elf ». Par ailleurs, à plusieurs reprises l’Etat français s’est immiscé dans les affaires intérieures comme au Mali, ou au Tchad.

Enfin, dans le domaine de la défense, si la Communauté n’existait plus, Paris demeurait le point focal de la sécurité africaine, soit l’une des réalités qui nous permet de concevoir un volet des relations franco-sahéliennes des indépendances à nos jours.

Une coopération militaire mitigée

La lutte franco-malienne contre les groupes armés

Selon le chercheur et écrivain Christian Roche : « cinquante ans après l’accession aux indépendances, les conflits ont surgi de nouveau dans la mesure où la colonisation a créé des Etats sans tenir compte de certaines réalités politiques », en prenant pour exemple la révolte touareg en 1963 au Mali, par manque de prise en compte de la personnalité du peuple Touareg, ce qui secoua la jeune République de l’époque. Cette phrase sous-tend que les indépendances gagnées, l’Afrique de l’Ouest aura tout de même hérité d’un découpage de frontières qui n’aura en aucun moment pris compte des particularités et subtilités des peuples, des cultures, ou encore des religions. Ceci créa un terreau favorable aux conflits intra et interétatiques, dans lesquels la France a parfois joué un rôle.

Dès la politique instiguée par le Général de Gaulle en 1958 qui fit de certains dictateurs des « régimes amis » de la France au nom de ses intérêts stratégiques, les interventions militaires se déroulèrent régulièrement au Sahel. On en compte environ une quarantaine menée en Afrique sub-saharienne dont au Sahel depuis le début des années 1960, jusqu’aux opérations que nous connaissons aujourd’hui comme Barkhane et Serval. Pourtant, dès 1960, le premier chef de l’Etat malien, Modibo Keita, exigeait l’évacuation sans délai des bases militaires françaises, symboles de la domination coloniale. Les raisons pour lesquelles la France a demeuré dans cette région sur le volet militaire sont nombreuses. Mais pour reprendre l’explication du journaliste Rémi Carayol, l’objectif final de cette opération militaire « n’est pas d’installer ou de pérenniser un homme lige de Paris ». Il s’agit officiellement de lutter contre le « terrorisme international » et contre « l’émergence d’une idéologie considérée par les dirigeants français comme une menace : le djihadisme ».

En 2012 fut lancée l’opération Serval. En cette période, les groupes armés non-étatiques étaient nombreux au Mali, et la zone du Liptako-Gourma (comprenant aussi le Burkina Faso et le Niger) était menacée. Face à ce constat, le Mali a requis une intervention de la part de la France, qui se transforma en d’autres opérations/dispositifs par la suite :

  • L’opération Serval: lancée le 11 janvier 2013 comprend des avions, des hélicoptères et 1700 soldats. Le but de l’opération est d’arrêter l’avancée des groupes armés vers Bamako, la capitale malienne. Elle y parvient en 3 mois de temps.
  • L’opération Barkhane: relai de l’opération Serval le même année, Barkhane avait également pour but de contrôler la progression des groupes armés de la région du G5 Sahel (organisation composée du Mali, Mauritanie, Niger, Tchad, Burkina Faso). Alors positionnée sur une zone vaste comme l’Europe, l’opération Barkhane constituait jusqu’en 2021 la plus importante opération extérieure de l’armée française avec environ 5100 militaires déployés au plus haut de ses effectifs.
  • La taskforce Takuba: la taskforce européenne a été créée en janvier 2020, et a pour mission de conseiller, d’assister et d’accompagner au combat les unités conventionnelles maliennes dans la lutte contre le terrorisme. Elle est intégrée à l’opération Barkhane.

Comme souligné dans notre Manifeste France-Sahel : l’heure de rebattre les cartes, l’écart entre les moyens financiers et matériels investis par la France dans ces opérations et leur efficacité réelle est plus que conséquent. Cette incapacité à pacifier la zone est révélateur d’une stratégie qui en misant de façon excessive sur le militaire n’a pas été en mesure de répondre aux causes profondes de la crise sahélienne. Des leçons doivent être tirées et il est désormais indispensable de refonder la politique de la France au Sahel.

En effet, 9 ans après le début de l’opération Serval, alors que plusieurs milliards d’euros ont été dépensés en réponse militaire, l’intervention française n’a pas permis de mettre fin à l’insécurité grandissante dans la région. Au contraire, la situation s’est dégradée : initialement circonscrite au Mali, l’insécurité s’est étendue et touche désormais le Burkina Faso, le Niger mais également le Bénin, et menace d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, tels que la Côte d’Ivoire. Trois pays accompagnés ont fait l’objet de coups d’État militaires en un an, dont le dernier eut lieu au Burkina Faso en septembre 2022. Par ailleurs, la présence militaire française prolongée fait l’objet d’une contestation croissante, comme l’ont illustré les manifestations de colère dans les pays de la région. Les pertes humaines, notamment de soldats français, continuent d’augmenter. La perception partagée par un grand nombre d’acteur.rice.s est celle d’une intervention militaire dépassée, dépourvue de vision stratégique et déconnectée des terrains.

Enlisement militaire français et perte de soutien des populations

En 9 ans d’opérations, l’Etat français commence à se rendre à l’évidence qu’une victoire prompte et écrasante sur le djihadisme en Afrique prendrait beaucoup plus de temps qu’il n’en était prévu. Le 17 février 2022, le président de la République Emmanuel Macron annonçait le retrait des troupes françaises du Mali, qui fut effectif le 15 août suivant. Les forces alors en présence sont redéployés : au Niger, dans le Golfe de Guinée et dans la région du lac Tchad.

Par ailleurs, les intérêts stratégiques de l’Etat français n’ont jamais été énoncés clairement dans le cadre de cette vaste intervention. Aussi, les citoyens de chaque pays s’impatientent, alors que cette intervention sans résultat s’éternise. Ce ressentiment contre la France s’est lentement construit, aussi du fait des nombreuses hésitations et revirements dans la stratégie adoptée par l’hexagone, et a été la base des manifestations « anti-français » qui ont eu lieu dans plusieurs pays du Sahel. Si la , elle pourrait tout à fait se faire reconduire à la porte de l’un des théâtres géostratégiques les plus importants du monde.

Mais les organisations ayant rédigé le Manifeste pour une refonte des relations franco-sahéliennes invitent les autorités françaises à renouveler en profondeur le rapport avec la région, et plus largement avec l’Afrique, en dépassant les vieux réflexes paternalistes pour construire une relation apaisée et équitable. Ces dernières considèrent que la politique de la France au Sahel ne peut être efficace que si les racines de la crise au Sahel sont comprises et prises en considération, ce qui implique notamment une lecture politique et sociale de la crise. Cela passe par une association des sociétés civiles sahéliennes, en particulier les mouvements de jeunesse, les organisations féministes et de défense des droits humains. Nos organisations considèrent ainsi que la France doit revoir sa stratégie d’intervention, et placer la protection des populations civiles, la gouvernance, la défense des droits humains et le développement au premier plan de sa politique.