Oxfam publie aujourd’hui un rapport qui révèle que l’aide au développement de l’Union européenne (UE) est de plus en plus utilisée pour fermer les frontières, étouffer la migration et pousser le retour des personnes migrantes en Afrique. Cette approche, notamment promue par la France, est dangereuse : elle détourne l’aide de son véritable objectif en privilégiant les agendas politiques à court terme des pays riches en lieu et place des besoins des pays les plus pauvres. Pire, elle aggrave la situation des personnes qu’elle devrait soutenir, notamment au Sahel où l’urgence de s’attaquer à la pauvreté et aux inégalités est fondamentale pour répondre aux crises que vit la région.

Le rapport, « Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique : tiraillés entre la politique d’aide et les politiques migratoires », montre comment les fonds de développement au titre du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (EUTF) sont de plus en plus liés aux priorités de politique intérieure des États membres de l’UE pour freiner la migration, avec plus d’un milliard d’euros alloué à cet effet. Alors que, seulement 56 millions d’euros sont alloués au financement de programmes de migration régulière, moins de 1,5% de la valeur totale du EUTF.

Jon Cerezo, responsable de campagne Migrations d’Oxfam France, a déclaré:

«Les gouvernements européens, à commencer par la France, semblent déterminés à empêcher la migration à tout prix. Ils privilégient des stratégies à court terme au détriment de ceux qui en ont le plus besoin. Au lieu de miner les valeurs sur lesquelles l’UE s’est construite, la France et ses partenaires européens doivent s’assurer que tous leurs engagements en Afrique promeuvent la stabilité, la démocratie et la résilience – et non l’inverse. L’aide au développement vise à lutter contre la pauvreté, les inégalités et la crise climatique croissante. Elle ne devrait jamais être politisée et utilisée comme une enveloppe destinée à des fins politiques immédiates. »

Le rapport révèle que le succès des projets de développement se mesure de plus en plus dans la réduction des flux migratoires, plutôt que par les bénéfices du développement pour les communautés locales. La volonté actuelle du gouvernement français de rénover sa politique de développement dans le cadre de la révision de loi relative au développement et la solidarité internationale (LOP DSI) doit éviter ce péril à tout prix.

«La mobilité humaine et le développement durable vont de pair. Lorsque les gens ont la possibilité de voyager et de travailler, cela améliore l’innovation, la croissance économique, le développement et la résilience face aux risques. Néanmoins, de nombreux projets dans le cadre du Fonds fiduciaire de l’UE font plus de mal que de bien en freinant activement la migration au lieu de reconnaître ses avantages», a déclaré Jon Cerezo.

Dans plusieurs pays, l’intégration de la politique migratoire dans les politiques d’action extérieure, de la France ou de l’UE, a été contre-productive. Dans les pays du Sahel, priorité géographique assumée du gouvernement français, la pression européenne pour empêcher les personnes de quitter leur domicile n’a pas pris en compte les sécheresses répétées et la situation sécuritaire déstabilisante.

L’aide a été dépensée pour empêcher les gens de s’adapter à ces circonstances, alors qu’elle aurait dû servir à les aider à déménager et à s’intégrer dans une nouvelle localisation, actions qui ont participé encore un peu plus à la déstabilisation de la région. « Au final, la France qui se vante dans le cadre de sa politique internationale de développer une approche dite « 3D », cherchant la cohérence entre « Développement, Diplomatie et Défense » sacrifie le Développement en le plaçant au second plan vis-à-vis de la Diplomatie et de la Défense, mais surtout, elle omet le D des Droits humains. »

Ainsi, au Niger la pression de l’UE pour modifier les lois et les politiques a entraîné une réduction de l’accès des communautés locales aux moyens de subsistance, et les efforts de contrôle des migrations ont affaibli la résilience et la confiance des communautés envers leurs dirigeants. Entretemps, la Libye reste l’exemple le plus avéré de coopération à court terme de l’UE avec les autorités d’un pays tiers et voisins, une coopération qui alimente la traite d’êtres humains et la détention arbitraire de réfugiés dans des conditions horribles et dangereuses.

Dans le cadre du fonds fiduciaire de l’UE, l’aide au développement est également de plus en plus utilisée comme levier pour faire pression sur les pays africains afin qu’ils coopèrent avec les demandes européennes de lutte contre les migrations. Cette approche provoque des frictions entre l’UE et certains pays africains, qui soulignent que la pression européenne pour arrêter la migration nuit à leurs relations avec leurs citoyens, qui font confiance à leurs dirigeants pour promouvoir les options de développement. Un élément qu’il est important de mettre en exergue à une époque où la contestation vis-à-vis de la présence française au Sahel est grandissante.

L’objectif politique de la limitation des migrations réduit également l’espace pour les diplomates européens pour pousser les gouvernements sur des questions telles que la démocratie, les droits humains et l’espace civique. Conséquence logique alors que les gouvernements de l’UE choisissent de s’appuyer sur des administrations étrangères pour améliorer le contrôle des frontières et les retours, ils perdent l’espace et la légitimité pour travailler avec eux à l’amélioration du respect des droits humains.

Ces tendances inquiétantes au sein du EUTF, risque de devenir une politique dominante avec le prochain budget européen (Cadre financier pluriannuel), car la tentation est forte de lier toujours plus l’aide au développement européenne aux priorités politiques nationales européennes.
A ce titre, la France porte une lourde responsabilité dans cette orientation : la Secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Amélie de Montchalin, rappelait ainsi, le 6 novembre 2019 lors du Comité interministériel sur l’immigration et l’intégration, que la France « militait pour que 10% de l’enveloppe des près de 100 milliards d’euros d’aide publique au développement proposés par la Commission européenne soient dédiés aux questions migratoires » et de gestion des frontières des pays bénéficiaires de cette aide. Cette obsession « migratoire » fait disparaître les réelles priorités du développement.

Oxfam appelle donc les institutions de l’UE et la France à revoir la mise en œuvre du fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique afin de s’assurer qu’il est conforme aux objectifs de développement et humanitaires de l’UE et de veiller à ce que les défauts du fonds fiduciaire ne se reproduisent pas dans le prochain MFF. L’ONG appelle plus spécifiquement la France en amont de la révision de la loi relative au développement et à la solidarité internationale de réaffirmer son attachement à la déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et de ne pas détourner sont APD pour des intérêts nationaux quel qu’ils soient.

 

Contact de presse :

Jon Cerezo, Responsable de campagne humanitaire et migrations, 06 51 15 54 38

 

Notes aux rédactions:

• L’auteur du rapport, Raphael Shilhav, conseiller d’Oxfam en matière de politique migratoire dans l’UE, est disponible pour des commentaires et des entretiens à Bruxelles (en anglais).

• En novembre 2015, les chefs d’État et de gouvernement européens et africains se sont réunis à La Valette pour convenir d’une approche commune face à la migration. Dans la déclaration politique qui a suivi le sommet, les parties ont annoncé que le «Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour la stabilité et la lutte contre les causes profondes des migrations irrégulières et des personnes déplacées en Afrique» (le fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique) – un instrument financier européen – promouvra l’action.

• Le fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique représente plus de 4,5 milliards d’euros, dont plus de 89% des contributions proviennent de l’UE et environ 11% des États membres de l’UE et d’autres donateurs. Depuis 2015, la CE a déclaré les allocations suivantes pour chaque zone géographique: 659,2 millions d’euros pour le nord de l’Afrique (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Égypte), 1 953,2 milliards d’euros pour le Sahel et le lac Tchad (Burkina Faso, Cameroun, Tchad, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Nigéria et Sénégal), et 1 406,1 milliards d’euros pour la Corne de l’Afrique (Djibouti, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Somalie, Soudan du Sud, Soudan, Tanzanie et Ouganda).

• Au cours de la période couverte par les recherches d’Oxfam (novembre 2015 à mai 2019), les projets approuvés par le Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique représentent 3,9 milliards d’euros. Selon les classifications d’Oxfam (voir notre méthodologie en annexe I), le financement de la coopération au développement représente 56% de l’instrument (2179,7 millions d’euros), tandis que les dépenses pour la gouvernance des migrations atteignent 26% (1011 millions d’euros) et les dépenses pour les composantes paix et sécurité atteint 10% (382 M €) du fonds total. Deux pour cent du Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique (83,1 millions d’euros) sont alloués à des projets de recherche et d’apprentissage, et six pour cent (243,8 millions d’euros) sont alloués à des projets qui n’ont pas pu être classés en raison de détails insuffisants. Seuls 56 millions d’euros financent des programmes de migration régulière entre les pays africains ou entre l’Afrique et l’UE. Cela représente moins de 1,5% de la valeur totale du fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique. Les investissements dans des projets directement liés à la gestion des migrations et aux contrôles aux frontières ont augmenté en 2018-2019 par rapport à 2015-2017, au détriment des projets de coopération au développement.

• Cette recherche a suivi la méthodologie du rapport d’Oxfam 2017, analysant les nouvelles actions EUTF et les compléments d’anciens projets annoncés par les trois comités opérationnels régionaux depuis décembre 2017. Nous avons classé chaque projet dans l’une des catégories suivantes: gouvernance de la migration; Paix et sécurité; Coopération au développement; Recherche et surveillance; Appui budgétaire non spécifié / projets polyvalents. Comme certains projets allouent des fonds à plus d’un objectif, nous répartissons notre décompte entre les objectifs, en fonction des résultats et des indicateurs énumérés dans chaque projet.

• A partir du second trimestre 2020, la France révisera la loi cadre de son aide publique au développement, la LOP DSI, « Loi d’orientation et de programmation relative au développement et à la solidarité internationale ». Et d’ici la fin de l’année l’Union Européenne doit adopter son prochain Cadre Financier Pluriannuel pour la période 2021-2027.