Fiscalité internationale : si on changeait les règles du jeu ?

Dans les couloirs de la 3e conférence sur le financement du développement à Addis Abeba, la star, c’était lui. Avec sa casquette vissée sur son globe, la mascotte de l’organisme fiscal intergouvernemental sur la fiscalité n’a pas manqué de faire sourire. Pourtant, lors des sessions de négociations, la création d’un « UN Tax Body » a été le principal point d’achoppement entre pays développés et G77, cristallisant les différences criantes entre Nord et Sud sur le financement du développement. Ces négociations offraient une opportunité rare de redessiner les règles de la fiscalité internationale, réforme incontournable pour relever le défi mondial de la justice sociale.

Les failles du système fiscal international permettent aux entreprises d’échapper massivement à l’impôt. Les flux financiers illicites privent chaque année les pays en développement de 1000 milliards de dollars[1]. Soit près de dix fois le montant de l’aide publique au développement qu’ils reçoivent. L’enjeu est de taille, tout comme la mobilisation internationale pour la création d’un organisme fiscal international pour y répondre.

Une réforme indispensable au regard de la réalité des échanges économiques

Dans un contexte économique de plus en plus difficile, la mobilisation des recettes fiscales est devenue un enjeu majeur pour l’ensemble des pays afin de financer des services essentiels accessibles à tous.

Les règles fiscales, issues du début du XXe siècle, ne répondent plus à la réalité des échanges économiques. A cette époque, les échanges s’effectuaient en majorité d’une entreprise à une autre, selon le principe de pleine concurrence – les prix des marchandises étant fixés en fonction du marché. Depuis, les entreprises multinationales se sont largement développées de telle manière à ce que plus de la moitié des échanges économiques se passent au sein d’un même groupe, entre plusieurs filiales[2].

Les combines sont alors multiples pour transférer les bénéfices d’un pays à l’autre entre filiales, et ainsi diminuer la facture des impôts en profitant de règles fiscales les plus avantageuses possibles. Il suffit pour s’en convaincre de voir la multiplication des soupçons d’évasion fiscale de grandes entreprises ces dernières années : Mac Donald[3], Amazon[4], ou Starbucks[5], pour ne citer qu’elles. Une profonde révision des règles fiscales internationales semble donc indispensable pour mettre fin à ces pratiques qui siphonnent les caisses des Etats et les pillent de précieuses ressources pour financer les services essentiels.

 

Un impératif démocratique

Cette réforme est également indispensable pour que  la gouvernance en matière fiscale soit davantage démocratique.

Le premier objectif d’un organisme fiscal international est donc d’associer, sur un pied d’égalité, l’ensemble des pays, à la définition des règles fiscales internationales. Y compris – et surtout, les pays en développement, les premiers touchés par l’hémorragie de l’évasion fiscale. Actuellement, les décisions sont prises au sein de l’OCDE (Organisme de Coopération et de Développement Economiques), qui regroupe en son sein les 34 pays les plus riches. Et même si, devant la mobilisation de la société civile, quatorze pays supplémentaires (en plus des pays du G20) ont été consultés dans le cadre de la réforme, nous sommes loin de 192 pays que comptent nos cinq continents. Le manque de légitimité de l’OCDE avait déjà été souligné lors de la précédente conférence sur le financement du développement. Le FMI, la Banque Mondiale et l’OCDE avaient eux-mêmes reconnu : « Bien que l’OCDE ait des contacts étroits avec des pays non membres de l’OCDE, et ait pris considérablement conscience des problèmes des  pays en développement à travers ses programmes pour non membres, l’OCDE ne représente pas le point de vue des pays en développement » [6].

Imaginez un pays dans lequel seuls les plus riches pourraient voter et ainsi influencer les politiques publiques: pensez-vous que les décisions soient prises dans l’intérêt de tous ? Il en va ainsi à l’heure actuelle des règles fiscales internationales. Le Luxembourg et la Suisse – pays dont leur rôle dans les systèmes d’évasion fiscale n’est plus à prouver, ont leur siège à la table des négociations, qui se déroulent sans la centaine de pays en développement pourtant directement concernés.

Il pourrait être argué de la difficulté de parvenir à des décisions dans un cadre multilatéral mais la pluralité des points de vue et les désaccords ne sont-ils pas l’essence même de la démocratie ? En outre, de nombreuses conventions internationales comme celles sur les droits de l’Homme sont bien l’œuvre du système multilatéral international. Pourquoi pas dans le domaine fiscal ?

L’OCDE avance l’idée d’un « forum mondial », incluant notamment les pays en développement, pour mettre en œuvre les règles fiscales décidées en son sein. Mais comment demander à des pays d’appliquer des règles qu’ils n’ont pas participé à édicter ?

Des initiatives insuffisantes

Sans surprise, les réformes proposées jusqu’alors par l’OCDE, regroupées dans un plan d’action nommé BEPS (pour Base Erosion Profit Shifting) reflètent en premier lieu les intérêts des pays développés. Qu’il s’agisse de l’échange automatique des rescrits fiscaux, qui est limité aux administrations fiscales (action n°5) ou du reporting pays par pays des informations fiscales qui n’est pas accessible au public (action n°14), les mesures recommandées par BEPS excluent de fait les pays en développement dont les administrations fiscales n’ont pas les moyens d’assurer la réciprocité. Restreindre l’accès à ces informations pour le public, c’est entraver la capacité de la société civile à juger de l’équité de leur imposition.

D’autres sujets sont purement et simplement évacués. Ainsi, la question clé de l’équilibre entre les assiettes fiscales – soit les bénéfices à imposer, qui reviennent aux pays de résidence des entreprises (là où se trouvent leurs sièges) et ceux qui restent dans les pays sources (là où l’activité économique est effectivement réalisée), est à peine abordée. Le modèle actuel de convention proposé par l’OCDE n’est en aucun cas remis en cause alors qu’il favorise pourtant largement les pays d’origine des multinationales au détriment des pays d’activités, où la plus-value économique est réellement créée. L’OCDE craindrait-elle de remettre en cause l’avantage sous- jacent que ses politiques accordent aux pays de résidence –qui sont la plupart du temps des pays développés ? Pas un mot non plus sur les nombreuses exemptions fiscales accordées aux entreprises du secteur extractif, comme celles dont bénéficie Areva au Niger[7].

L’échec d’Addis Abeba : une bataille perdue mais un mouvement en marche

Devant cette analyse, les pays en développement, emmenés par le G77 et la société civile, se sont fortement mobilisés pour demander d’une voix unie la création d’un organisme fiscal intergouvernemental.

L’objectif est double : assurer une participation de tous les pays – en développement comme développés – sur un pied d’égalité aux décisions sur la fiscalité internationale et mettre en place des règles qui mettent un frein à l’évasion fiscale des multinationales. Un appel que les pays développés – France en tête – ont balayé d’un revers de la main à Addis Abeba, après d’âpres négociations. Un bien mauvais signal aussi, envoyé pour les prochains rendez-vous internationaux de l’année à New-York sur les objectifs du développement durable (septembre) et à Paris pour la COP 21 (décembre).

Si l’accord d’Addis Abeba offre bien peu d’ambitions en matière fiscale, les négociations ont montré l’importance de la justice fiscale et de la régulation des multinationales pour répondre aux enjeux du développement. Jamais les pays en développement n’avaient eu une position aussi unie et ferme pour leurs droits et ceux de leurs populations. Jamais un tel mouvement n’avait rassemblé organisations de développement et de droits de l’Homme de tous horizons sur ces questions. Jamais, enfin, la gouvernance internationale fiscale n’avait été autant au cœur du débat. Les pays développés pourront-ils encore longtemps rester sourds à cet appel de la justice sociale ?