Superprofits : pourquoi il est (encore) temps de les taxer

Les profits des multinationales françaises ont encore battu un record en 2022 dépassant ceux observés pour l’année 2021. Une année déjà marquée par des «mégas» profits ! Dans notre note sur la Taxation des superprofits de Septembre 2022 nous avions estimé qu’une taxation ambitieuse pourrait rapporter entre 10 et 20 milliards d’euros aux finances publiques. Malgré l’annonce précoce de plusieurs pays européens concernant la taxation des «superprofits», la France fait office encore aujourd’hui de mauvais élève.

Alors que les prix continuent d’augmenter et que les «superprofits» s’ancrent dans le temps il est urgent pour le gouvernement de revoir sa feuille de route. 

Qu’est-ce qu’une taxe sur les superprofits ?

C’est une taxe applicable aux grandes entreprises qui enregistrent des hausses importantes de bénéfices non pas grâce à des innovations ou des gains de productivité mais en profitant de circonstances externes comme une guerre ou une pandémie pour augmenter leur prix. La taxe ne concerne que la partie « exceptionnelle » des bénéfices.

Des superprofits qui s’ancrent dans le temps 

Année après année les records de profits des multinationales françaises s’enchainent sans qu’aucune mesure ambitieuse n’ait été prise pour limiter leur progression. Entre 2018 et 2022, les bénéfices nets des entreprises du SBF 120 (120 plus grosses capitalisations françaises) ont progressé de +45,5% passant de 112 à 163 Milliards d’€. Du jamais vu! Fin 2022, le Conseil Européen après des mois de négociations a annoncé une «contribution exceptionnelle» sur les superprofits des énergéticiens. Cette mesure, allant dans le bon sens, reste néanmoins trop peu ambitieuse ne portant que sur un seul secteur. La Commission Européenne s’attend à lever 25 milliards d’euros à l’aide de cette taxe à travers l’Union Européenne pour les années 2022 et 2023. Une goutte d’eau face aux 2100 milliards de dollars de superprofits réalisés par les 722 plus grandes entreprises mondiales en 2021 et 2022. En France, les recettes d’une telle «contribution» seraient fortement restreintes: seulement 200 millions d’euros selon le Gouvernement. 

La « contribution de solidarité» européenne: une mesure trop peu ambitieuse 

L’Europe à travers le Conseil Européen a annoncé le 30 septembre 2022 la mise en place de deux politiques pour limiter les profits excessifs des énergéticiens 

  1. «Un plafonnement des recettes sur les technologies infra marginales» sous forme de taxation des recettes excédentaire sur la vente d’électricité. 
  2. «Une contribution temporaire de solidarité» sur les «superprofits» des secteurs des combustibles fossiles.  

Ces deux annonces restent trop peu ambitieuses se limitant au secteur des « énergéticiens » alors même que les profits explosent dans tous les secteurs. 

Plus précisément, l’assiette de la «contribution de solidarité» apparaît comme très restreinte et ne devrait concerner que très peu d’entreprises en Europe. La France est le pays qui compterait le plus d’entreprises pouvant être assujetties à la «contribution de solidarité» européenne. Selon une étude du parlement européen, 293 entreprises pourrait être assujetties à la «contribution exceptionnelle» européenne sous sa forme initiale dont 17 firmes françaises. En réalité, au sein du CAC 40 une seule entreprise correspond au critères restrictifs de ladite «contribution exceptionnelle» : Total Energies sur ces activités déclarées en France. Résultat, Total ne devrait presque rien payer en France! Rien d’étonnant là-dedans puisque le géant français pratique depuis des années une intelligente stratégie d’évitement fiscale qui lui aurait permis de ne payer aucun impôt sur les sociétés entre 2019 et 2022! Une estimation de lObservatoire des multinationales estime à 65 millions d’euros au maximum le coût d’une telle taxe pour Total Energies soit 0,3% des bénéfices nets de l’entreprises pour 2022. L’entreprise de son côté annonce avoir payé 200 millions d’euros d’impôts en France en 2022 soit 0,9% de ses bénéfices nets alors même que la France représente plus de 30% des effectifs du groupe et 44% de son capital social.  

La France fait office de mauvaise élève 

En France, une taxe peu ambitieuse

Le règlement adopté par le Conseil de l’Union Européenne laisse à chaque état membre une certaine latitude sur l’application de la «contribution temporaire de solidarité». En résulte une très grande hétérogénéité dans l’application de la mesure au niveau national. En Espagne, le gouvernement a pris de l’avance et taxe depuis 2021 les profits des géants de l’énergies et des banques à des taux de respectivement de 1,2% et 4,8% des ventes et de leurs produits nets bancaires pour des recettes attendues de l’ordre de 6 milliards d’euros par an. En France, la taxe sur les superprofits, après avoir été initialement écartée par le gouvernement fin 2022, a finalement fait son apparition dans le PLF 2023 sous une forme encore moins ambitieuse que la «contribution» européenne. Sans surprises, les recettes attendues par Bercy seraient elles aussi «minimum», de l’ordre de 200 millions d’euros seulement… Une miette dans l’océan français des superprofits, alors même que la France est le pays avec le montant de superprofits le plus important d’Europe! Enfin, 6 pays ont annoncé une taxation plus ambitieuse que la «contribution de solidarité» européenne: Autriche (40%), République Tchèque (60%), Irlande (75%), Italie (50%), Roumanie (60%), Slovaquie (55%). 

La France fait donc office de mauvais élève, appliquant une taxe minimaliste, temporaire (sur une seule année fiscale) et à l’assiette restreinte (portant uniquement sur un secteur peu développé en France). 

Comment mesurer les superprofits ?

La « contribution exceptionnelle » européenne mesure les superprofits comme tous profits dépassant la moyenne observée sur les 4 années précédant l’année fiscale. Il faut ajouter à ce montant une approximation de la croissance dite « naturelle » des profits qui varie entre +10 et +20% à la moyenne mentionnée ci-dessus.

La « base taxable » ou « assiette fiscale » se calcule alors comme suit pour l’année 2022 : Profit 2022 – Moyenne quadriennal (2018-2021) + 10% ou 20%.

En reprenant cette méthode de calcul, les superprofits des 120 plus grosses entreprises françaises s’élèveraient à 65 milliards d’euros environ pour l’année 2022.

Projet de loi de finances 2024 : la France ne doit pas rater le coche

Le projet de loi de finances 2024 (PLF) qui devrait être discuté fin septembre est l’occasion pour la France d’être, pour une fois, à l’avant-garde sur les questions de justices fiscales 

Selon nos estimations, portant sur les entreprises du SBF 120 (120 plus grosses capitalisations françaises), une taxe ambitieuse sur les superprofits réalisés par l’ensemble des secteurs aurait pu rapporter entre 8 et 12 milliards d’euros pour l’année 2022 soit entre 35 et 60 fois les recettes attendues de la taxe actuelle. Pour l’année 2021, Oxfam France et l’Alliance écologique et sociale avaient chiffré les recettes potentielles d’une telle taxe entre 10 et 20 milliards d’euros.  

De telles recettes seraient bienvenues et permettraient de lutter contre les effets néfastes de l’inflation sur les plus pauvres, financer les services publics ou encore lutter contre le changement climatique. En attendant ces « superprofits », qui s’annoncent encore extrêmes en 2023, ne seront pas taxés la contribution exceptionnelle et la « taxation de la rente infra marginale » sur les prix de l’électricité devant prendre fin en décembre 2023. Et ce, alors même que l’inflation reste anormalement haute et que les superprofits explosent dans certains secteurs économiques. 

Taxation des superprofits : nos recommandations 

Une taxation ambitieuse des superprofits devrait être : 

  1. Activable automatiquement: d’une «contribution exceptionnelle» nous devons passer à une taxation automatique des superprofits. Une taxe sur les superprofits des grandes entreprises devrait s’appliquer automatiquement pendant les périodes de bénéfices excessifs afin de garantir une mise en œuvre rapide et efficace. Elle ajouterait de la certitude au cadre fiscal pour les entreprises et les investisseurs et encouragerait les multinationales à réinvestir les bénéfices excédentaires dans les employés, les investissements productifs ou la réduction des prix. 
  2. Applicable à tous les secteurs. Car la structure sectorielle des superprofits en France évolue. Le secteur de l’énergie ayant été l’un des secteurs les plus profitables pendant la crise c’est aujourd’hui des secteurs comme l’agroalimentaires, le luxes ou encore le secteur bancaire qui profitent d’un contexte d’inflation persistante et de taux d’intérêts historiquement haut. 
  3. Porter sur les ventes réalisées sur le territoire français. La base taxable est en effet difficile à estimer pays par pays les entreprises ayant recours, pour une grande partie, à de l’optimisation fiscale. Faire porter la taxe sur les ventes permettrait d’augmenter les recettes et de rendre plus difficile les manipulations comptables visant à éroder la base fiscale. 
  4. Rétroactive. Alors que plusieurs états européens ont introduit une taxe sur les superprofits en faisant porter l’assiette sur les années fiscales antérieures la France pourrait faire de même et rattraper son retard dans la lutte contre les superprofits de crises.  
  5. Garantir que le prix n’est pas transféré aux consommateurs. Des mécanismes doivent être mis en place pour garantir que le coût de la taxe ne soit pas répercuté sur les consommateurs sous la forme d’une hausse des prix. Des autorités compétentes doivent être désignées pour effectuer les contrôles et les audits requis. Des ressources suffisantes doivent être allouées pour garantir que ces tâches soient accomplies efficacement et des sanctions spécifiques doivent être élaborées pour les entreprises qui répercuteraient le coût de la taxe sur les consommateurs. De telles mesures sont inclues dans les propositions italiennes et espagnoles.