Le partage de la valeur dans les 100 plus grandes entreprises françaises

En avril et juin 2023, Oxfam France a publié deux rapports analysant le partage de la valeur dans les 100 plus grandes entreprises françaises cotées en bourse, entre 2011 et 2021. Inégalités salariales, part des richesses versées aux actionnaires, on fait le point sur les principaux enseignements tirés de cette étude globale. 

Partage de la valeur, masse salariale, versements aux actionnaires : de quoi parle-t-on ? 

Le partage de la valeur, c’est la répartition des richesses et des bénéfices créés par les entreprises. Ces richesses sont distribuées principalement entre la masse salariale, les fournisseurs et les actionnaires – mais prend également en compte l’investissement et le paiement des impôts. 

La masse salariale représente l’ensemble des rémunérations versées aux salariés en échange de leur travail. Les fournisseurs reçoivent également une part de la valeur créée par les entreprises. Quant aux actionnaires, ils perçoivent des dividendes et peuvent bénéficier de rachats d’actions.

Les dividendes sont les sommes versées aux actionnaires, représentant une part des bénéfices de l’entreprise. Les rachats d’actions sont des opérations financières au cours desquelles une entreprise rachète ses propres actions, ce qui permet de les annuler ou de les redistribuer. Celles prises en compte dans le calcul de rémunération des actionnaires sont les montants de rachats d’actions en vue de les annuler.

Source : Rapport Oxfam France – CAC 40 : Des profits sans lendemain

L’étude de cette répartition met en lumière les choix effectués par les dirigeant·e·s d’entreprises et les instances de gouvernance, que sont le Conseil d’Administration ou de Surveillance, mais également les actionnaires lors des assemblées générales. Alors que ces grandes entreprises accumulent d’importants bénéfices, voire des superprofits, la population est confrontée à une série de crises. Questionner et comprendre comment se fait ce partage de la valeur revient à s’attaquer aux racines du développement des inégalités dès la création du capital.

Dès lors, Oxfam s’est penchée sur les deux indicateurs publics et soumis à une obligation de transparence pour les entreprises cotées. Le premier rapport aborde les écarts de salaires croissants entre PDG et salariés, tandis que le second examine l’évolution des versements aux actionnaires. Les constats de cette étude sont clairs : les inégalités se creusent au sein des grandes entreprises françaises cotées en bourse.

Comment expliquer l’inégal partage des richesses au sein des grandes entreprises ? 

Entre salarié·e·s et PDG, les inégalités salariales ne cessent d’augmenter

D’abord, l’écart abyssal entre les rémunérations patronales et celles des salarié·e·s est une illustration flagrante de l’inégalité dans la répartition des richesses. Entre 2011 et 2021, les PDG des 100 plus grandes entreprises françaises cotées ont vu leur salaire augmenter de 66%, tandis que leurs salarié·e·s ont connu une augmentation de 21%, et que le salaire minimum (SMIC) n’a augmenté que de 14%.

Pendant cette période, dans ce top 100 des entreprises, l’écart entre le salaire moyen et la rémunération des dirigeant·e·s est passé de 51 à 70. Ces écarts non seulement interpellent, mais ils reflètent également un constat alarmant : la part consacrée à la rémunération du travail dans la valeur ajoutée diminue. Elle est en effet passée de 61% à 51% dans les 100 entreprises analysées. Ainsi, de manière tendancielle, les travailleur·euse·s se voient attribuer une part de plus en plus réduite.

Dividendes, rachats d’actions : les actionnaires sont toujours les grands gagnants du partage de la valeur 

Les versements des dividendes et rachats d’actions astronomiques constituent également un levier majeur pour tendre à une meilleure répartition des richesses. Malgré des augmentations salariales, celles-ci sont restées en moyenne en dessous du taux d’inflation, tandis que des sommes phénoménales ont été versées aux actionnaires, et cela juste après la pandémie mondiale de la Covid-19. Cependant, cette année 2022 n’est pas une exception, mais plutôt la poursuite d’une tendance de fond de versements presque frénétiques visant à satisfaire toujours plus les actionnaires. En effet, entre 2011 et 2021, les 100 plus grandes entreprises françaises cotées en bourse ont versé en moyenne 71% de leurs bénéfices sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Pour le CAC 40, cette moyenne est de 65%.

De plus, le constat fait au niveau des rémunérations (à savoir la tendance du partage de la valeur qui se fait au détriment des salarié·e·s) est quasi similaire lorsqu’on se penche sur cette perspective : la dépense par salarié·e dans le partage de la valeur a moins augmenté que le versement aux actionnaires. En effet, les dépenses par salarié·e ont augmenté de 22%, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57%. Une fois de plus, le partage des richesses se fait au détriment des travailleur·euse·s, qui pourtant joue un rôle essentiel dans la production de ces richesses.

Il est important de souligner que cette répartition des bénéfices n’est pas le résultat d’un processus naturel, mais plutôt d’un choix effectué par les organes de direction des grandes entreprises.

Partage des richesses : pourquoi le choix de répartition fait par les entreprises est contestable ? 

Étant donné que la répartition des richesses est le fruit d’une décision, il est essentiel de remettre en question la logique qui en est à l’origine. Le modèle d’actionnariat tel qu’il existe aujourd’hui favorise l’enrichissement des plus fortunés. Contrairement à l’image du petit investisseur, la grande majorité des actionnaires sont des individus fortunés. En effet, 40% des entreprises du top 100 sont détenues soit par de grandes familles fortunées françaises, soit par des gestionnaires d’actifs.

Ces actionnaires ne sont d’ailleurs plus rémunérés pour le risque pris en investissant dans une entreprise, comme il est souvent argué. L’État soutient, et finit par garantir, un système avantageux pour l’actionnaire en accordant des cadeaux fiscaux sous forme d’aides publiques. Mais l’Etat est également actionnaire lui-même, et paradoxalement, l’État semble adopter un comportement qui va à l’encontre de l’urgence climatique (et sociale), privilégiant les versements de dividendes et les rachats d’actions plutôt que d’accompagner ces entreprises dans leur transition vers un modèle économique à faible empreinte carbone.

Face à l’urgence climatique et sociale à laquelle nous sommes confronté·e·s, il est impératif de promouvoir un partage de la valeur juste et équitable, reflétant une volonté de transition vers une société plus durable, égalitaire et inclusive. Cependant, les résultats de nos deux rapports publiés indiquent le contraire. Ce qui prédomine, c’est une logique court-termiste qui se concentre sur les intérêts financiers à tout prix.

Cela se manifeste notamment dans la structure de rémunération des dirigeant·e·s, qui accorde une place importante à la part variable alignée sur les performances boursières et financières des entreprises. Certaines grandes entreprises affichent des écarts vertigineux, comme le PDG de Stellantis, Carlos Tavares, qui a perçu 66 millions d’euros en 2021, ce qui équivaut à 1139 fois le salaire annuel moyen de son entreprise cette année-là. Autrement dit, Carlos Tavares a perçu le salaire moyen de son entreprise en seulement 3 heures et 22 minutes. Ces sommes astronomiques représentent un véritable manque à gagner pour les investissements dans la transition écologique.

Pourtant, en 2019, 45% des dividendes et rachats d’actions versés aux actionnaires par les 100 plus grandes entreprises cotées en bourse auraient suffi à couvrir leurs besoins en investissement dans la transformation écologique. Cela met en évidence la contradiction entre les sommes colossales versées aux actionnaires et le manque de financement alloué à la transformation écologique, malgré les ressources disponibles.

Il est donc primordial de repenser ce modèle de partage de la valeur et de réorienter les ressources financières vers des investissements concrets visant à résoudre les défis climatiques et sociaux actuels. Cela nécessite une vision à long terme et une volonté d’agir en faveur de l’intérêt général, au-delà des intérêts financiers immédiats.

Pour un partage de la valeur plus juste, quelles solutions ? 

Oxfam France appelle à un partage plus équitable de la valeur créée par les entreprises, afin de remédier à l’alignement des intérêts entre les PDG et les actionnaires, aux exigences financières imposées par la bourse et aux inégalités découlant de ces dynamiques. Un tel partage favoriserait la réduction des inégalités, une plus grande cohésion sociale et un pas de plus vers la transformation écologique qui doit concerner toutes les grandes entreprises.  

Alors que l’Assemblée Nationale vient d’adopter le projet de loi transposant l’Accord National Interprofessionnel entre les organisations syndicales et patronales sur le partage de la valeur, il est essentiel d’aller plus loin que des seules mesures liées aux primes en s’intéressant notamment au plafonnement des montants des dividendes pour assurer une meilleure redistribution des bénéfices au sein des entreprises. De plus, il est nécessaire d’encadrer les salaires des dirigeant·e·s. La vision court-termiste et purement financière doit évoluer vers une approche intégrant des objectifs sociaux et écologiques à long terme. Il est temps de prendre des mesures concrètes pour instaurer un modèle économique plus équilibré et durable dans les grandes entreprises cotées.

Les recommandations d’Oxfam France

Au niveau national et pour revaloriser le travail :

  • Imposer un écart de rémunération maximum de 1 à 20 entre la rémunération des PDG et le salaire médian.
  • Favoriser les augmentations de salaires, en particulier pour les bas salaires.
  • Accélérer la réduction des écarts de salaires entre les femmes et les hommes en réformant l’index pour l’égalité professionnelle et en introduisant des éga-conditionnalités dans les subventions, autorisations et marchés publics.

Concernant les rémunérations des dirigeant.e.s et la gouvernance des grandes entreprises françaises :

  • Conditionner les rémunérations variables à la réalisation d’objectifs sociaux et environnementaux.
  • Repenser les rémunérations des dirigeant.e.s en supprimant les critères de rémunération basés sur la performance boursière et en privilégiant les critères extra-financiers, notamment sociaux et climatiques, à hauteur d’au moins 50%. 
  • Réformer la gouvernance des grandes entreprises en renforçant la représentation des salarié.e.s au sein des conseils d’administration ou de surveillance, en prenant en compte la diversité géographique des effectifs du groupe et en révisant la proportion de représentant.e.s salarié.e.s présents aux conseils.
  • Conditionner le versement des dividendes à la réalisation d’objectifs tels qu’un salaire décent pour tous les travailleurs, une stratégie climatique ambitieuse et un plan d’investissement associé.

Pour une justice sociale et écologique dans la redistribution des richesses en entreprise :

  • Supprimer la « flat tax » sur les dividendes et rachat d’actions tout en alignant la fiscalité du capital sur celle du travail, afin de favoriser une redistribution plus équitable des richesses.
  • Encadrer la part des bénéfices versés aux actionnaires en consacrant une partie à un fonds de développement pour financer la transition écologique et sociale.
  • Conditionner les aides publiques au plafonnement des dividendes et à des investissements dans la transition écologique.
  • Accroître la transparence en publiant des rapports fiscaux pays par pays, incluant le chiffre d’affaires, les employés, les actifs, les impôts payés et les exonérations fiscales.